Quel homme se cache derrière Barbe-Bleue ?

Le Petit Poucet, le Chat potté, Cendrillon, Blanche Neige… Les contes de notre enfance et leurs univers sont pour beaucoup associés à la fameuse magie de Noël. L’approche du 25 décembre est donc pour nous l’occasion de nous pencher à nouveau sur ces merveilleuses histoires et leurs origines. Saviez-vous que certains de ces contes s’inspirent de faits ou de personnages historiques réels ? C’est par exemple le cas de Barbe Bleue…

L’histoire de Barbe-Bleue

Il était une fois, un homme qui tirait son nom de la couleur de sa barbe. Plusieurs femmes côtoyèrent cet homme, mais toutes disparurent les unes après les autres, sans jamais laisser de trace. Un beau jour, une jeune fille entra à nouveau dans sa vie, intéressée par ses richesses et son château (ce qui explique l’intérêt d’une femme pour un homme à la barbe bleue…). Quelques jours après leur mariage, Barbe Bleue dut partir en voyage, laissant sa demeure entre les mains de sa nouvelle épouse. Il lui confia alors les clés du château, en prenant soin de lui interdire l’accès à l’une des pièces. Intriguée, la maîtresse de maison ouvrit la porte de cette mystérieuse chambre dans laquelle elle découvrit avec horreur les corps inertes des anciennes femmes de son mari…

Après quelques péripéties avec une clé ensanglantée, Barbe Bleue apprit que son épouse a malgré lui transgressé la règle. Alors qu’il cherchait à l’assassiner (en bon excessif qu’il était), les frères de la malheureuse parvinrent à le tuer en premier et à la sauver. Et tout est bien qui finit bien.

Claude Hirlemann, Illustration pour le conte de Barbe-Bleue de Charles Perrault, Lithographie, édition de 1923

Henri VIII et ses six épouses

« Quelle histoire horrible » devez-vous penser ! Publié en 1697 par Charles Perrault dans Les contes de ma mère L’oye, ce conte est en effet fort éloigné des films de Noël ou autres contes de la littérature enfantine. Néanmoins, il a pour intérêt de s’inspirer de la vie d’un homme qui, un siècle plus tôt, répudia plusieurs de ses épouses et en tua plus d’une.

Il s’agit de surcroît d’un roi, et pas n’importe lequel. Roulement de tambours et ouverture des rideaux…

Je vous présente Henri VIII, roi d’Angleterre de 1509 à 1547 !

 Hans Holbein le Jeune, Portrait d’Henri VIII, 1540, Palazzo Barberini

Si ce souverain marque l’histoire pour avoir rompu les liens de l’Angleterre avec le Vatican, il est également connu pour avoir eu pas moins de six épouses. Son désir d’avoir à tout prix un fils, que ses épouses peinent à lui donner, et sa disposition à se lasser rapidement de ses conquêtes le poussent en effet à changer de femme à plusieurs reprises. Mais le drame de cette histoire est qu’il ordonne la mort de deux d’entre elles, soit un tiers de ses épouses, ce qui représente malgré tout un ratio de morts assez conséquent. Un roi digne de Barbe Bleue donc.

Rappelons également que du haut de ses 1m85, le souverain anglais avait une corpulence des plus impressionnantes. De fait, Henri VIII peut tout à fait prétendre à être la source d’inspiration du personnage repris par Perrault, à l’exception d’un détail : sa barbe était rousse !

Charles Laughton dans La Vie privée d’Henry VIII dans le rôle du roi anglais, 1933, réalisé par Alexander Korda

Plusieurs illustrateurs s’amusèrent d’ailleurs à donner vie à ce conte par leurs coups de crayon. Tel est le cas de Walter Crane qui, à en croire l’étude de François Fièvre, se serait appuyé sur un portrait d’Henri VIII pour représenter son personnage de Barbe-Bleue. Les vêtements du personnage éponyme reprennent en effet les caractéristiques des habits de la Renaissance.

Walter Crane, Illustration de Barbe-Bleue qui remet les clefs à son épouse, 1875

L’histoire des épouses du roi

Catherine d’Aragon est la première femme d’Henri VIII. Son histoire est assez particulière : en effet, Catherine était à l’origine mariée à Arthur, frère ainé d’Henri et héritier au trône d’Angleterre. Malheureusement, Arthur décéda quelques temps après leur union. Henri VII, leur père, souhaita cependant conserver son alliance avec l’Espagne d’où venait Catherine, et surtout recevoir l’argent que devait lui fournir l’union de l’Espagnole avec l’un de ses fils. Le mariage n’ayant pas été consommé d’après la jeune veuve, il donna alors la femme de son défunt fils à son second, Henri.

Catherine et Henri auraient pu être heureux ensemble si une certaine Anne Boleyn n’était pas devenue la dame de compagnie de la reine. En effet, Henri fut fortement épris de cette demoiselle, si bien qu’il souhaita annuler son mariage pour pouvoir l’épouser. Le roi s’unit ainsi à elle en secret le 25 janvier 1533, faisant de cette dernière sa seconde femme. Splendide ascension sociale pour ladite Anne qui deviendra plus tard la nouvelle reine d’Angleterre !

Catherine d’Aragon, quant à elle, se voit contrainte de quitter la cour et de rejoindre le château de Kimbolton, à Cambridgeshire, au sein duquel elle passera les derniers jours de sa vie dans le recueillement et la prière… Elle y mourra en 1536, dans la tristesse et la peine d’avoir été abandonnée par l’homme qu’elle aimait tant.

Daniel Maclise, Rencontre d’Henri VIII et Anne Boleyn, XIXe siècle

Vous devez sûrement penser qu’une fois divorcé de Catherine, Henri et sa nouvelle épouse vivent ensemble une véritable idylle. Malheureusement pour la jeune Anne, sa joie n’est que de courte durée. Incapable de donner au roi le fils qu’il attend avec impatience, elle perd en effet peu à peu l’amour et l’affection de son mari. De surcroît, elle est accusée d’adultère et d’inceste avec son frère. C’en est trop pour le roi, qui va exiger qu’elle soit condamnée à mort pour trahison. Anne Boleyn, sa seconde épouse, est donc décapitée le 19 mai 1536 à la Tour de Londres. Elle est donc la première femme d’Henri VIII à avoir été assassinée…

A Catherine et Anne succède la charmante Jeanne Seymour à laquelle Henri voue un amour sincère, probablement parce qu’elle est la seule de ses épouses à lui avoir donné l’héritier mâle tant attendu.

Portrait de famille (détail), Henri VIII avec le jeune prince Edouard et sa troisième épouse Jeanne Seymour (posthume), 1545

Ainsi vient au monde le futur Edouard VI le 12 octobre 1537. Le monarque est alors au comble du bonheur. Douze jours plus tard cependant, Jeanne décède, après seulement un an et quelques mois de mariage, d’une fièvre puerpérale due à l’accouchement.

Henri est véritablement peiné de la disparition de sa troisième épouse qu’il regrettera toute sa vie. Il se remarie cependant en 1540 avec une certaine Anne de Clèves. Son histoire n’est guère plus gaie que celles des précédentes reines. En rencontrant sa promise pour la première fois, Henri est en effet déçu de son physique, beaucoup moins flatteur que l’avait suggéré ses conseillers. Après l’avoir épousée, le roi décide ainsi d’annuler son mariage quelques mois seulement après leur union. Face à cette humiliation, la quatrième épouse d’Henri VIII accepte docilement son sort. Reconnaissant, Henri désire rester en bon terme avec celle qu’il appelle désormais sa « chère sœur ».

Hans Holbein le Jeune, Anne de Clèves, vers 1539,Louvre, Paris

Vient ensuite le tour de Catherine Howard, la cinquième épouse et la deuxième dont le roi exige la mort.

Pour suivre l’affaire qui bouleversera sa vie, il nous faut remonter quelques années avant que ladite Catherine s’unisse au roi. Avant de rencontrer ce dernier, la jeune fille eut une relation avec Francis Dereham, secrétaire de la maison de la duchesse douairière de Norfolk chez qui elle vivait. Eperdument amoureux, Catherine et Francis auraient souhaité s’unir l’un à l’autre, jusqu’au jour où la duchesse, ayant eu vent de cette affaire, somma sa pupille de mettre un terme à cette scabreuse relation.

Plus tard, Catherine devient demoiselle d’honneur d’Anne de Clèves, encore mariée au roi. Celui-ci est cependant rapidement séduit par la nouvelle arrivée. Quelques semaines seulement après l’annulation de son mariage, le souverain prend ainsi Catherine pour nouvelle épouse le 28 juillet 1540. En 1541 cependant, la jeune reine s’éprend de Thomas Culpeper, un des favoris du roi, avec qui elle entretient dès lors une relation extraconjugale. Lorsque son histoire avec Dereham et son affaire avec Culpeper parviennent aux oreilles du souverain, celui-ci est fou de rage. Accusée d’adultère et de trahison, Catherine est donc condamnée à mort par décapitation. Le sort de ses anciens amants n’est guère enviable : alors que Thomas Culpeper est pendu, Francis Dereham est condamné à être pendu, éviscéré, puis démembré (« hanged, drawn and quartered »). Il s’agit de la plus haute sentence dont peut être victime un sujet britannique…

Hans Holbein le Jeune, Catherine Howard, milieu du XVIe siècle
Gustave Doré, Illustration du conte de La Barbe-Bleue de Perraut, 1862

Il est temps de découvrir l’histoire de la sixième et dernière reine d’Angleterre aux côtés d’Henri VIII. Il s’agit de Catherine Parr (oui, encore une Catherine… c’est à croire que le roi a un faible pour les femmes portant ce prénom). Le 12 juillet 1543, elle épouse le roi avec qui elle restera unie jusqu’à la mort de celui-ci. Ce n’était pourtant pas gagné : en effet, un ordre d’arrestation fut lancé contre elle, l’accusant d’avoir un intérêt trop prononcé pour la foi protestante. En femme intelligente et habile qu’elle était, Catherine parvient cependant à se rabibocher avec son époux, avec qui elle reste en bon terme jusqu’au décès de celui-ci en 1547. Après la mort de son époux, Catherine est libre d’épouser Thomas Seymour avec qui elle écoule paisiblement les derniers jours de sa vie. Si celle-ci succombe à une mort naturelle, ce n’est toutefois pas le cas de son nouveau mari qui, après avoir tenté de kidnapper le roi Edouard VI qui succéda à Henri VIII, est condamné à mort par décapitation pour trahison le 20 mars 1549.

Richard Burchett, Les six femmes d’Henri VIII, XIXe siècle

Telle est donc l’histoire d’Henri VIII et de ses six épouses. Sa corpulence et sa rapide lassitude des femmes valent à ce monarque d’être ainsi retenu dans l’histoire comme un Barbe-Bleue couronné. Au XIXe siècle, Jean Baptiste Capefigue affirme d’ailleurs, dans son ouvrage portant sur Elizabeth 1ère, la fille d’Henri VIII et Anne Boleyn, qu’un antiquaire aurait indiqué que le conte originel de Barbe-Bleue fut écrit sous l’impulsion de François Ier, qui souhaitait voir sombrer la réputation son rival. Cependant, si certains historiens sont convaincus que Perrault s’inspira en effet d’Henri VIII pour son terrifiant personnage à la barbe bleue, d’autres pistes furent également évoquées. D’autres personnages vinrent en effet gonfler les rangs des prétendus inspirateurs de Barbe-Bleue, à l’instar du cruel Gilles de Rais, compagnon d’arme de Jeanne d’Arc, qui aurait assassiné une centaine d’enfants. Pensons également à Conomor, un roi de Bretagne au VIe siècle qui, inquiété par les paroles prophétiques d’un devin lui signalant qu’un de ses enfants signerait sa fin, tuait successivement ses épouses lorsqu’elles tombaient enceintes.

Winslow Homer, gravure pour une mise en scène de « Barbe-Bleue », dans Harper’s Bazar, 1868, Brooklyn Museum

Qu’il s’agisse ou non de la véritable inspiration de l’ogre à la barbe bleue, la morale du conte de Charles Perrault peut de toute évidence convenir à l’histoire d’Henri VIII et de ses six épouses:

« Quelle que soit la façon dont on interprète « Barbe-Bleue », il s’agit d’un conte de mise en garde qui nous dit : Femmes, ne cédez pas à votre curiosité sexuelle ; et vous les hommes, ne vous laissez pas emporter par votre colère lorsque vous êtes sexuellement trahis. »

Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Pocket, 1976, p.444.


Visuel d’en-tête: Walter Crane, Illustration de l’épouse suppliant Barbe bleue de l’épargner, 1875


Sources :

Eugène Bossard, Gilles de Rais, maréchal de France, dit Barbe-Bleue (1404-1440), Editions Jérôme Millon, 1886

François Fièvre, « Walter Crane lit Barbe bleue : amour, violence… et politique », Féeries, 2014, pp.99-123.

Jean-Albert Meynard, Le complexe de Barbe-Bleue, L’Archipel, 2006

Jean-Baptiste-Honoré-Raymond Capefigue, La Reine vierge, Élisabeth d’Angleterre, Amyot, 1863

Georges Minois, Henri VIII, Fayard, 1989

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