Voilà déjà deux semaines qu’eut lieu le premier saut dans le temps et les images de cette merveilleuse soirée n’ont cessé de me bercer la nuit, me transportant dans un monde à la lisière du rêve et du fantasmé. Mais à mesure que le temps passait, l’excitation du moment et les souvenirs qui m’en restaient se faisaient de moins en moins vifs. “Il est temps que je reparte pour un petit voyage au coeur de l’histoire” pensais-je un jour alors que le confinement devenait de plus en plus pesant. A défaut de pouvoir sortir ici, au moins pourrais-je m’évader en empruntant les couloirs du temps. Au coin de la pièce se trouvait une armoire de laquelle je sortis une petite boîte à motif floral. En soulevant le couvercle, une fine étoffe de soie soigneusement pliée se dévoila. Je la pris dans la main et la déplia de façon à sortir ce qui se cachait à l’intérieur : c’était la boussole. Mais quelle destination choisir ? Peu m’importait où j’irais en réalité, du moment qu’il y ferait chaud. C’est que l’automne ici se faisait de plus en plus froid ! Je décidai donc de me montrer audacieuse ce jour-là; je tournai le balancier de la boussole vers la gauche et laissai le destin choisir où le vent m’emportera. Mais comme on le dit souvent, c’était à mes risques et périls…
Chapitre 1 : Été 1879. Arrivée à Chislehurst
Je me suis réveillée allongée au sol, le visage face au soleil. Après m’être relevée et enlevé les brins d’herbes qui s’étaient collés à ma robe, j’observai, non sans un plissement des yeux, l’environnement dans lequel j’avais été projetée. J’étais manifestement tombée dans un jardin, agrémenté de belles et somptueuses statues et de parterres de fleurs ajoutant des couleurs vives au paysage verdoyant. On était loin des cocotiers et des palmiers que j’avais imaginés, mais l’endroit me semblait tout aussi charmant. Au fur et à mesure que j’avançais, passant devant des cèdres et autres arbres et plantes aux milles parfums, je découvris au loin une imposante demeure, faite de pierres et de briques et montée sur deux étages. Deux pavillons venaient compléter l’édifice sur ses côtés latéraux. “Belle maison de style georgien” pensais-je alors : “je suis donc en Angleterre. J’ai de la chance; pour une fois, il fait beau”. En essayant de réunir tous les indices que j’avais à disposition pour en savoir plus sur le lieu et sur ses propriétaires, je m’avançai en direction de la grande porte sur laquelle je tapai trois coups de ma main droite. Après quelques secondes, une étrange femme vint ouvrir la porte, visiblement surprise de me voir. Elle était de grande taille avec un corps mince, et la fermeté de son visage, somme toute plutôt effrayant, contrebalançait son aspect quelque peu chétif. A en croire les films qui se passaient dans de vieux châteaux, elle devait être la gouvernante de la maison. “Qui êtes-vous?” me demanda-t-elle. Surprise d’entendre mon interlocutrice parler français, je lui répondis que je m’étais perdue et que je lui serais gré de bien vouloir m’accueillir quelques temps avant de reprendre ma route. Elle me dévisagea de haut en bas quelques instants, avant de finalement m’inviter à entrer. “Il semblerait qu’elle soit plus gentille que les gouvernantes dans les films” pensais-je alors.

Pendant qu’elle me fit visiter la demeure, elle m’expliqua, tout en me présentant à chaque membre de la maison que l’on croisait, que l’on se trouvait à Camden Place dans le village de Chislehurst, dans le comté de Kent à environ 20 kilomètres de Londres. Une fois arrivées devant la porte du grand salon, elle prit un ton plus officiel et m’informa qu’elle allait me présenter à l’impératrice. A peine eu-je le temps de lui demander ce qu’elle entendait par là qu’elle ouvrit la porte, laissant apparaître, au beau milieu de la pièce, une femme à l’allure gracieuse et distinguée. “L’impératrice Eugénie” me dit la gouvernante en me faisant signe de la tête de m’incliner, ce que je fis aussitôt machinalement.

Je ne saurais trop m’expliquer pourquoi, mais il semblerait que l’impératrice fut satisfaite de ma présence et vit en moi comme une sorte de confidente. Elle m’invita à m’assoir auprès d’elle, avant de me raconter comment son destin l’avait menée en Angleterre, aux portes de ce château. La capitulation de l’armée du maréchal de Mac Mahon à Sedan, en septembre 1870, puis la reddition de Napoléon III, son époux, avaient signé la fin du Second Empire. L’impératrice, contrainte à l’exil, s’était alors tournée vers l’Angleterre où elle se rendit incognito sur le bateau d’un certain sir John Burgoyne, en provenance de Normandie. J’esquissai un sourire lorsqu’elle m’indiqua le nom de ce bateau : “La Gazelle”, me dit-elle d’un ton tout à fait serein. Elle poursuivit le récit de son périple en m’indiquant comment sa cousine, la duchesse de Malakoff, avait, avec l’aide de la femme de chambre Pepa, réussi à récupérer les principaux bijoux de l’impératrice et à les faire parvenir à la maison de l’ambassadeur d’Autriche à Paris. De là, ils furent pris par un fidèle collaborateur et transférés à la banque d’Angleterre où l’impératrice les avait récupérés pour les vendre à une vente de bijoux chez Christie’s le 24 juin 1872, à Londres, ce qui permit au couple impérial de vivre dignement leur exil. Son visage s’assombrit cependant lorsqu’elle évoqua le décès de son époux, survenu début janvier 1873. Elle sortit un mouchoir de soie comme pour se préparer à essuyer des larmes qu’elle ne pourrait retenir. Après avoir pris une grande inspiration, elle regarda par la fenêtre, manifestement sensible à la lumière du soleil qui éclairait les fleurs dont elle aimait tant prendre soin. Cette vision semblait l’avoir apaisée.

Une demi-heure plus tard, l’ancien grand chambellan de l’empereur, le duc de Bassano, vint rendre visite à l’impératrice avec une bien triste nouvelle à lui annoncer. Son fils Louis, le prince impérial, est mort il y a quelques temps alors qu’il était en mission en Afrique du Sud. Elle poussa un cri de douleur avant de s’effondrer au sol. Je sus alors que le mouchoir de soie, ridiculement petit au vue du poids de son chagrin, s’avérerait inutile.
A l’annonce de la mort de son fils, l’impératrice “poussa un cri horrible, puis s’effondra, comme hébétée.»
— Témoignage contemporain

Chapitre 2 : Avril 1880. Sur les traces du prince
Au fil des jours, je tins compagnie à l’impératrice qui semblait trouver en moi une véritable amie. Je dois cependant avouer qu’il fut difficile de lui faire passer de bons moments et de lui redonner le sourire tant l’absence de son fils la peinait. C’est alors qu’elle décida de se rendre en Afrique du Sud, où Louis perdit la vie. Un an après le terrible drame, elle ressentait en effet la nécessité de se recueillir sur le lieu où son fils fut assassiné par les Zoulous. Car oui, le prince impérial, pensant que sa légitimité au trône nécessitait des exploits militaires, s’était engagé dans la Royal Horse Artillery pour lutter aux côtés des soldats de la reine Victoria contre les Zoulous. Avec l’accord de celle-ci, le prince, alors âgé de 23 ans, partit donc en Afrique du Sud pour y chercher sa gloire. Lors d’une mission le 1er juin 1879, il s’enfonça dans la brousse accompagné d’une dizaine de soldats. Alors qu’ils s’étaient arrêtés à un endroit qui leur semblait calme pour déjeuner, un groupe de Zoulous, sorti de nul part, vint les attaquer. Le prince, que les soldats avaient abandonné seul sur le champ de bataille, combattit vaillamment, jusqu’au moment où un javelot lui transperça le ventre, tandis qu’un autre lui creva l’oeil droit.

Lorsque des soldats anglais se lancèrent à sa recherche le lendemain, ils trouvèrent le corps inerte transpercé de 17 coups de sagaie. Louis fut ensuite ramené à Durban, d’où il partit pour l’Angleterre pour retrouver les siens. Mais malgré l’imposant cortège funéraire qui fut organisé à Camden-House, l’impératrice parvenait difficilement à trouver la paix. Une mère le peut-elle seulement après le décès de son unique enfant ? Bien qu’elle reçut le soutien de nombreux Français qui s’étaient joints à elle à l’occasion de la cérémonie des funérailles, certaines voix s’élevaient pour saluer la bravoure des Zoulous. En France, à la sortie de messes organisées en l’honneur du défunt prince, des Républicains s’amusaient en effet à crier « Vive les Zoulous ». Pire encore devait être l’incertitude quant à l’exactitude de la mort de Louis. On suspecta parfois les Anglais, ou encore les membres de la maçonnerie. La comtesse de Mercy-Argenteau, qui entretint une correspondance politique avec Napoléon III lors de sa captivité en Allemagne, le souligna dans ses mémoires :
« La première idée d’aller au Zoulouland fut soufflée au prince par un noble prussien, von Rosen, franc-maçon, ami de Gambetta, qui fut informé avant tout le monde de la mort du Prince Impérial. »
Non, tout cela était trop. Elle devait partir et se recueillir le jour de l’anniversaire de la mort de son fils à l’endroit où les Zoulous le lui avaient pris un an plus tôt. Bien que le corps ait été rapatrié en Angleterre, une pyramide de pierres d’environ 1m50 de hauteur avait été érigée en l’honneur du soldat mort au combat. Et c’est ainsi qu’à bord d’un bateau, nous partîmes pour le continent africain. Eh quoi, je n’allais quand même pas l’abandonner ! Il fallait que j’aille avec elle, je le sentais. Ce que j’allais découvrir en valait d’ailleurs la peine… L’impératrice allait-elle y trouver la paix?
Chapitre 3 : L’aventure à Zoulouland
Le voyage fut long. Fort heureusement, je découvris que je n’avais pas le mal de mer, ce qui ne fut malheureusement pas le cas de tous les membres de l’équipage. A vrai dire, nous étions plutôt nombreux : quelques officiers anglais, l’honorable marquis de Bassano, dont la loyauté envers le couple impérial ne faillit jamais, vingt cavaliers et deux dames de compagnie faisaient partie du voyage. Ce fut ainsi une belle petite troupe qui débarqua aux larges de Pieterlaritzburg au milieu du mois de mai. Accompagnés d’un guide zoulou, nous nous enfonçâmes dans la brousse à la recherche du lieu où le prince était tombé.

Pendant plusieurs semaines cependant, l’expédition fut un échec; aucun signe de la pyramide de pierres. Nous passions nos journées à tenter de retrouver quelques pierres dans une végétation sauvage qui avait repris ses droits un an après la mort du prince. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Le soir, nous montions un camp et dormions dans des tentes après de dures journées de labeur. Au bout du cinquantième jour environ, l’impératrice, conseillée par Sir Evelyn Wood que la reine Victoria avait envoyé auprès d’elle, annonça cependant son souhait de rentrer en Angleterre. Ce soir-là, je ne parvins pas à trouver le sommeil. Peut-être était-ce la déception à l’idée de ne pas avoir trouvé ce que l’impératrice avait ardemment souhaité. Ou bien était-ce le bruit de ses sanglots qui m’avait gardée éveillée, me faisant également verser quelques larmes…
Quand l’aurore se pointa, nous commençâmes à ranger nos affaires, en silence, comme si nous avions tous le cœur noué de chagrin. Même les cavaliers les plus durs semblaient avoir les yeux humides. C’est alors qu’à la surprise de tous, l’impératrice Eugénie interrompit ce silence qui se faisait lourd, nous annonçant qu’elle désirait finalement rester. C’était comme si elle était guidée par une irrésistible pulsion maternelle. Nous nous regardâmes tous, médusés à la vue de l’impératrice, hachette à la main, s’enfoncer dans la végétation. Nous nous empressâmes de la suivre. Je dois dire qu’elle était plutôt rapide ; Telle Indiana Jones s’enfonçant dans la jungle, Eugénie, déterminée, tranchait les lianes et plantes qui apparaissaient comme des obstacles sur son chemin. Les rares moments où l’impératrice s’arrêtait, elle levait la tête et semblait humer quelque chose dans l’air avant de reprendre sa route, comme si elle était guidée par une odeur. Un parfum de violette, nous dira-t-elle…
Au fur et à mesure que nous avancions, l’impératrice accélérait le pas. La chaleur et l’humidité, auxquelles nous pourrions ajouter un point de côté et une vive douleur aux pieds que nous ressentions tous, ne semblaient pouvoir l’arrêter. Rien ne pouvait mettre à mal son enthousiasme. Un moment cependant, elle s’arrêta: “C’est ici” s’écria-t-elle devant la pyramide de pierres. Nous étions tous sous le choc: l’impératrice, comme prise d’une soudaine crise de folie, parvint à trouver le tas de pierres au milieu d’une végétation hostile et dangereuse. Après un si grand effort, je la vis cependant s’effondrer au sol, comme si tout le courage et la détermination qu’elle avait eus venaient de céder la place à la douleur et au désespoir. Nous la laissâmes seule se recueillir pendant que nous montions le campement à une centaine de mètres. L’impératrice, qui avait allumé des bougies, passa la nuit près des pierres où elle semblait enfin sentir la présence de son fils.
Epilogue
Le lendemain, Sir Evelyn Wood et moi-même, intrigués, lui demandâmes comment avait-elle su qu’elle trouverait les pierres à cet emplacement. Elle nous répondit qu’elle avait senti une extraordinaire odeur de violette, une odeur qui lui était familière…
«Ce parfum, nous dit-elle, m’entourait, m’assaillait même avec une telle violence que j’ai cru défaillir. Or, vous l’ignorez sans doute, mon fils avait une véritable passion pour ce parfum. Il en usait à profusion pour ses soins de toilette. Alors, il m’a semblé que c’était un signe. Et j’ai suivi aveuglément cette senteur sans douter un instant qu’elle me mènerait à l’endroit où Louis était tombé … Et vous voyez, j’ai eu raison. C’était bien un signe …»
— GUY BRETON, LOUIS PAUWELS, HISTOIRES MAGIQUES DE L’HISTOIRE DE FRANCE, TOME 1, OMNIBUS, 1999
Alors que nous nous apprêtions à repartir pour l’Angleterre, l’impératrice souhaita faire une halte à Sainte-Hélène. Nous sommes allés voir le Longwood House, dernière résidence de Napoléon Ier durant son exil sur l’île, et la vallée du Tombeau, où il fut inhumé. Posée face à l’océan au coucher du soleil, l’impératrice réfléchissait. Pourtant emplie de douleur, elle semblait quelque part soulagée. Je savais qu’elle ne trouverait pas réellement la paix avant 1920, mais au moins avait-elle fait, après notre aventure au royaume des Zoulous, tout ce qu’une mère pouvait faire pour honorer la mémoire de son fils. En regardant le splendide paysage que me donnait à voir l’océan reflétant la couleur rosée du soleil couchant, je sentis qu’il s’agissait du moment opportun pour rentrer chez moi. Alors que la troupe s’apprêtait à retourner au bateau, je profitai d’un moment d’inattention pour sortir de mon sac la boussole: je tournai l’aiguille du temps vers la droite jusqu’à atteindre la date à laquelle j’avais quitté le XXIe siècle, et l’aiguille de l’espace que j’orientai dans la direction de Paris. A peine eu-je enclenché la machine, non sans verser quelques petites larmes, que je me trouvais aussitôt emportée dans les méandres tumultueux du temps.

Ce voyage me retourna la tête. J’avais vécu une aventure bouleversante et avais l’impression d’avoir découvert un aspect de la vie de l’impératrice qui m’était jusqu’alors inconnu. Ce que je découvris n’était pas le mystère du parfum à la violette, mais bien l’étendu de l’amour qu’elle portait pour son fils. On dit que rien n’égal l’instinct maternel. Certains diront même que les mères ont comme un sixième sens qui leur permette de communiquer avec leurs chers et tendres enfants. Peut-être n’est-ce le cas que des mères aimantes. C’est en tout cas celui de l’impératrice Eugénie, mère de Louis, Prince Impérial mort vaillamment au combat.

Visuel d’en-tête: Le prince et sa mère par James Tissot, 1878.
Sources:
Guy Breton, Louis Pauwels, Histoires magiques de l’histoire de France, tome 1, Omnibus, 1999.
Henriette Chandet, Suzanne Desternes, Louis, prince impérial : 1856-1879, Hachette, 1957.
Paul Ganière, Le dernier exil de Napoléon III, Napoleon.ord, site d’histoire de la fondation Napoléon
Raphaël Dargent, L’impératrice Eugénie: L’obsession de l’honneur, Belin, 2017.