Qu’y a-t-il de plus élogieux qu’un puit de lumière rayonnant sur les étoiles pour définir le pouvoir d’un roi ou d’un empereur ? C’est que l’astre solaire attire à lui seul toute une rhétorique poétique : dans la culture antique romaine et égyptienne, pour lesquelles le soleil est lié au culte divin, l’image du soleil constitue un précieux réservoir d’allégories au service du pouvoir. L’assimilation de l’empereur au culte solaire se serait développée, de manière significative, sous le règne de l’empereur Aurélien qui prend le titre de sol invictus, c’est-à-dire « Soleil Invaincu ». De nombreux textes faisant l’éloge de l’empereur désignent en effet ce dernier comme le soleil lui-même, sans lequel la vie est impossible. Il ne s’agit pas seulement de comparer le roi au soleil et les grands de sa cour à des étoiles. Il ne s’agit pas non plus de hisser le pouvoir du roi au-dessus des autres hommes. Il s’agit de faire de l’empereur un dieu et de lui attribuer un rôle cosmique : l’empereur n’est pas n’importe quel dieu, il est celui qui garantit l’ordre de l’univers, celui qui assure à son peuple paix et prospérité.
Mais plus que pour Aurélien, Charlemagne, Charles V ou autres rois, le soleil demeure le symbole que l’Histoire attribue avant tout à Louis XIV, communément appelé le « Roi-Soleil ». Vient donc le moment de vous présenter notre cher roi déguisé en Apollon, dieu de la lumière, à l’occasion du Ballet royal de la Nuit de 1653.
Mesdames, Messieurs (roulement de tambours)… LE ROI :

Bien que Louis XIV soit apparu en soleil lors de ce célèbre ballet, c’est à l’occasion du carrousel de 1662 que le roi choisit officiellement le soleil pour devise. Ainsi l’explique-t-il dans ses Mémoires :
Ce fut là que je commençais à prendre les devises que j’ai gardées depuis. (…) On choisit pour corps le soleil qui dans les règles de cet art, est le plus noble de tous et qui, par la qualité d’unique, par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent une espèce de cour, par le partage égal et juste qu’il fait de cette même lumière à tous les divers climats du monde, par le bien qu’il fait en tous lieux produisant sans cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action, (…) est assurément la plus belle et la plus vive image d’un grand monarque.
L’expression latine Nec pluribus impar lui est dès lors associée. Même si les historiens ne semblent pas s’accorder sur sa signification, l’interprétation la plus communément partagée est « A nulle autre pareille », ou encore « Au dessus de tous », comme le soleil qui domine la terre.

Apparaître associé à l’astre rayonnant permet au roi de se hisser aux rangs des empereurs. Un retour à l’antique est en effet amorcé à l’aube de la Renaissance et se poursuit, voire s’amplifie, au XVIIe siècle. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit également d’un moyen de concurrencer Philippe IV d’Espagne. De Madrid à la Nouvelle-Espagne et le Pérou, en passant par Palerme, Milan et Lisbonne, l’empire de ce Habsbourg, que l’on appela « le roi planète », était si grand qu’on lui consacra l’expression sur lequel le soleil ne se couchait pas. La volonté de ne pas se sentir éclipsé par le pouvoir de son oncle (la mère de Louis XIV étant la sœur de Philippe IV) pesa assurément dans le choix du roi de France d’adopter le soleil comme emblème.

Restée gravée dans les mémoires comme l’un des plus beaux divertissements de cour de l’Ancien Régime, la fête du carrousel (Carrus soli signifie « char du soleil ») de juin 1662 fut officiellement organisée pour célébrer la naissance du dauphin, venu au monde quelques mois plus tôt. Ses contemporains soupçonnent cependant le roi d’avoir voulu charmer la belle Louise de la Baume le Blanc, plus connue sous le nom de Louise de la Vallière, qui deviendra plus tard sa favorite. Connaissant Louis XIV et son amour (ou devrais-je dire désir ?) ardent pour les femmes, cela ne saurait en effet nous surprendre… Quoi qu’il en soit, la fête fut des plus réussies. Le carrousel était composé de cinq quadrilles, chacun associé à une nation : la romaine, la persane, la turque, l’indienne et l’américaine. Chaque quadrille était conduit par une personne d’importance. Alors que le quadrille persan fut conduit par Monsieur le frère du roi, le quadrille turc fut dirigé par le prince de Condé. Les quadrilles indien et américain furent respectivement représentés par le duc d’Enghien, fils du prince de Condé, et le duc de Guise. Il est intéressant de souligner que les cinq quadrilles étaient conduits par les plus grands noms du royaume, selon un ordre reflétant leur position au sein du gouvernement du roi. Le premier demeurait cependant le quadrille romain, à la tête duquel défilait Louis XIV dans toute sa splendeur. Ce faisant, celui-ci apparut devant ses sujets comme devançant le reste du monde, désigné par les nations des quatre autres quadrilles.

D’après Henri de Gissey, Le grand Carrousel de 1662, musée Condé, Chantilly, ©RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / Michel Urtado
La fête prit place dans la cour du palais des Tuileries, dans un amphithéâtre érigé spécialement pour l’occasion. L’événement fut organisé par l’institution des Menus-Plaisirs et Affaires de la Chambre du roi, et en particulier le dessinateur du cabinet du roi, Henri de Gissey. Le Mercure galant, que l’on pourrait décrire comme la gazette de la cour, souligne la richesse des habits qu’il imagina en tant que créateur de costumes de ballets : Arrivant en provenance de l’Hôtel de Vendôme en direction du Louvre, le roi, vêtu à la romaine, portait un habit rehaussé d’or et d’argent et orné de quarante-quatre roses de diamants. Son casque, d’argent à feuillage d’or et surmonté de plumes rouges et noires, arborait également de somptueuses pierreries. Or, argent et feu étaient donc les couleurs que l’on avait données au roi, que reprirent à leur compte les membres du quadrille qui composaient sa suite avec, entre autres, des Trompettes, des Timbaliers, des Palefreniers, des Pages et le Maréchal de Camp. Le roi montait un cheval isabelle. Non, il ne s’agit pas de son prénom (Isabelle serait tout de même un drôle de prénom pour un cheval de roi) mais de la couleur de sa robe, dans les tons de jaune sable. Couvert de tissus de soie couleur de feu et brodés d’or et d’argent et orné de diamants et de rubans, le cheval était aussi richement vêtu que le cavalier qui le chevauchait.
A la suite du quadrille du roi arrivait la brigade des Persans, richement décorée de rubis et de perles, et dont les couleurs dominantes étaient l’incarnat et le blanc. Ensuite vint le tour du quadrille turc, mené par le Prince de Condé qui portait sur la tête un turban orné de gemmes et surmonté d’un croissant d’or. Cette fois, les couleurs de la brigade étaient le bleu, le blanc et le noir. Le quatrième quadrille, aux couleurs jaunes et noires, représentait l’Inde et était commandé par le duc d’Enghien dont l’écharpe comportait de grosses perles en forme de poires pendantes. Les Timbaliers et Trompettes de ce groupe avaient en outre un perroquet pour coiffure, ce qui devait être fort beau à voir. En vert et blanc arriva enfin le quadrille américain avec un exotisme qui suscita l’admiration de tous : Des singes et des ourses guidés par des Maures figuraient dans le cortège, ainsi que des hommes déguisés en faunes et satyres et des palefreniers travestis en sauvages portant des peaux de tigre. Des cornes de licorne avaient même étaient dressées au niveau du front de leurs chevaux ! Comme vous pouvez le voir, les acteurs ont vraiment joué le jeu.
Le prince de Condé


Pages du quadrille romain dirigé par le roi
Timbaliers et trompettes du quadrille américain, mené par le duc de Guise

Même si imaginer ainsi Macron et ses ministres nous ferait davantage sourire que nous rendre admiratifs, force est de reconnaître le fort impact visuel de ce spectacle dans la conscience collective de l’époque. Les décors et costumes dans ces festivités permettent en effet au public de cerner les implications politiques de tels événements. En outre, cette mise en scène richement orchestrée nous permet, à nous contemporains, d’appréhender le goût de l’exotisme amorcé au XVIIe siècle. A l’époque en effet, les Français les plus aisés ont un intérêt prononcé pour l’étranger, que leur inspirent des récits rapportés d’Orient. Le témoignage du voyageur Thévenot, selon lequel « jamais cette passion (pour le voyage) ne les a pressés avec tant de force qu’en nos jours», rend en effet compte de ce vif désir de découvrir la région du Levant. Ainsi découvre-t-on, par exemple, la Turquie, la Perse, l’Inde et les Indes orientales à travers les récits de voyages du joaillier Jean-Baptiste Tavernier dans les pays musulmans, avec lesquels il faisait commerce dès 1631. Les Contes des mille et une nuit parvenus en Occident ont dû pareillement contribuer à alimenter l’imaginaire. Découvrir l’Orient, l’Amérique ou l’Afrique donnait l’impression qu’une porte du monde, jusqu’alors inconnue, venait s’ouvrir juste sous nos yeux. C’est le fantasme de l’autre, de l’altérité, qui s’en trouve révélé. Mais si les récits de voyage suscitaient l’intérêt et invitaient les lecteurs au rêve, ils étaient loin de satisfaire le désir de contempler les merveilles du monde. Cet exotisme se retrouvera alors dans la peinture, mais aussi et surtout dans des bals et autres divertissements organisés à la cour.
En plus de rendre compte du goût de l’exotisme ambiant à la cour royale, les costumes et riches parures exprimaient la valeur de la personne qui se trouvait sublimée par leur éclat. Pierres précieuses et broderies avaient en effet pour principal objectif d’attirer le regard sur les cortèges, dont le personnage principal n’était autre que le roi.

Puisqu’une fête sans divertissements ne serait pas une véritable fête digne d’un carrousel, il nous faut évoquer le programme de l’événement pour rendre compte de son riche déroulement. Le 5 juin, soit le premier jour, une course de têtes fut organisée. Le but de ce divertissement était d’emporter, à l’aide d’une lance, une tête posée à une hauteur déterminée du sol. Il s’agissait le plus souvent de têtes de Turcs, de Maures, ou encore de Méduse, tout de même plus originale que les deux autres. Le lendemain, une course de bagues eut lieu devant la Cour et en présence d’ambassadeurs étrangers. Ce jeu consistait à passer une lance ou un javelot à l’intérieur d’un anneau suspendu tout en restant assis sur son cheval au galop. Et les grands vainqueurs de ces courses furent le marquis de Bellefonds, pour la course de têtes, et le comte de Sault, qui remporta le prix de la course de bagues. La récompense fut un diamant de 25 000 écus et un portrait du roi garni de pierres précieuses, que la reine Marie-Thérèse remit au vainqueur de la course de têtes et que le vainqueur du second jour reçut des mains de la Reine-Mère, Anne d’Autriche.

Bien qu’il ne fut pas le grand vainqueur, Louis XIV remporta tout de même pas moins de seize têtes à lui tout seul ! Ce qui ne manqua probablement pas d’impressionner la jeune Louise de la Baume le Blanc… Objectif réussi !

Le Grand Carrousel de 1662 est une belle illustration de l’utilisation de l’art du divertissement à des fins politiques qui fait la singularité du règne de Louis XIV. D’autres carrousels seront par la suite organisés à la cour du roi, notamment à Versailles, tel que celui de mai 1664 qui aura lieu à l’occasion de la fête des Plaisirs de l’Île enchantée, et tous sauront surprendre la cour par leur faste, le raffinement des costumes et la richesse des mises en scène.
Ce que j’aimerais me transporter à cette époque et me glisser aux fêtes du Roi-Soleil pour les voir de mes propres yeux ! Pas vous ?
Sources :
Alain Hugon, Caractéristiques de la couronne espagnole, Au service du roi catholique, pp.11-52.
Geneviève Bührer-Thierry, « Lumière et pouvoir dans le haut Moyen Âge occidental :
célébration du pouvoir et métaphores lumineuses », Mélanges de l’école française de Rome,
pp. 521-556.
Georges Bourdonov, Louis XIV.
Marie-Christine Moine, Les fêtes à la cour du Roi Soleil : 1653-1715.
Superbe !!
Merci beaucoup 🙂