Il existe des études sur l’histoire qui, bien que focalisées sur un personnage, un événement ou un lieu en particulier, parviennent à retranscrire les moeurs et façons de penser de l’époque dans sa globalité. Parmi ces sujets figure le mémoire de recherche de mon amie Marie, qui s’est intéressée à la Royale Female School of Art (que l’on appellera RFSA), une école d’art et de design pour femmes qui reflète les mentalités et préoccupations de l’ère victorienne sous bien des aspects. Ne perdons donc pas plus de temps et partons en sa compagnie au XIXe siècle, à Londres, pour un voyage qui va nous plonger au coeur de la vie artistique de la société anglaise, quelques années après le début de la Révolution industrielle.
Salut Marie. Merci d’avoir accepté de nous partager ton travail et ta passion sur USH. Pour commencer, pourrais-tu nous raconter dans les grandes lignes la genèse de la RFSA ?
En réalité, la RFSA existe depuis 1863 mais mon sujet commence en 1842, année où a été créée la Female School of Design (FSD) dont la RFSA sera finalement l’héritière. Cette année-là, le gouvernement britannique pense que créer une école de design pour les femmes pourrait être une bonne idée. Après le début de la Révolution industrielle, l’Angleterre est alors en compétition avec d’autres pays d’Europe, et en particulier avec la France, en matière de produits industriels. Alors que les Anglais sont très compétents sur ce qui est technique, la France est davantage réputée pour son côté esthétique, ce qu’auront tendance à privilégier les consommateurs. C’est dans ce contexte propice aux innovations que le gouvernement anglais commence à s’intéresser au design. Les Schools of Design pour hommes avaient déjà vu le jour en 1837. Quelques années plus tard, l’école de design pour femmes devient naturellement une de ces branches. C’est donc ainsi que naît la RFSA.
Pourquoi avoir décidé de développer une école spécifiquement pour les femmes et quelle était leur situation à l’époque ?
Si le gouvernement pense particulièrement aux femmes, c’est parce qu’elles sont réputées pour avoir le « bon goût ». En effet, il incombe aux femmes de l’époque de prendre soin de leur époux et de leur famille en créant un environnement harmonieux et agréable au sein du foyer. On pense donc qu’elles sont naturellement douées pour tout ce qui concerne la décoration intérieure, le choix des textiles et des couleurs par exemples. Il est également courant à l’époque de penser que les femmes ont plus de patience et de précisions que les hommes, qualités inculquées dans l’éducation féminine. La RFSA va donc tenter de mettre à profit ces compétences dans le secteur industriel, comme avec la peinture sur porcelaine (la RFSA s’inspire d’ailleurs entre autres de l’école de la Manufacture de Sèvres), la peinture sur émail, la reliure de livre, la création de fleurs artificiels, de papiers peints, de textiles, etc.
Lors de son ouverture, l’école rencontre un succès inattendu. En effet, le gouvernement ne s’attendait pas à un tel engouement pour le design de la part des femmes, et en particulier des femmes de la classe moyenne. Nombre de femmes de la middle class cherchent un emploi respectable, ce que peut le travail des arts et du design. Ce sont d’ailleurs surtout des femmes qui sont à deux doigts de se retrouver à la rue, qui ne sont pas écoutées par le gouvernement et dont les parents ne peuvent plus subvenir à leurs besoins, qui finissent dans cette école.
Avec le temps, le profil d’élèves va se diversifier. De plus en plus de femmes de niveau social élevé viendront gonfler les rangs de l’école, notamment à partir de la période où l’école rentre sous la protection de la famille royale.

Je suis contente que tu mentionnes la famille royale car j’étais justement curieuse de savoir ce qui avait mené cette école à côtoyer la couronne. Peux-tu nous expliquer comment la famille royale en est venue à s’impliquer dans les affaires de l’école ?
Il est intéressant de noter que l’implication de la famille royale dans l’école n’a jamais été mise en avant dans les livres d’histoire traitant de l’école, c’est-à-dire généralement des livres sur les femmes artistes à l’époque victorienne et leur éducation. Pourtant, la relation entre la famille royale britannique et la RFSA va devenir essentielle pour l’école dès les années 1860. (Elle est même un exemple parfait de ce que l’historienne Charlotte Yeldham va définir comme le “matronage”, c’est-à-dire le soutien des femmes artistes par d’autres femmes, et notamment par la reine Victoria.)
En 1859, le gouvernement, qui avait créé l’école, annonce à la surintendante (une sorte de directrice) qu’il compte arrêter de subventionner l’école. Cette décision ne manque pas de contrarier les élèves, professeurs et parents d’élèves qui sont tous persuadés des apports positifs de l’école. La surintendante (qui tient un rôle similaire à une directrice), Louisa Gann va se battre pour maintenir cette école. Avec l’aide de cinq hommes, elle va créer un comité, et obtient des dons et des souscriptions privés pour faire vivre l’école. Très dévouée, elle va même jusqu’à écrire une pétition adressée à la reine Victoria elle-même afin d’obtenir son patronage, ce qu’elle obtient officiellement en 1863. Ce patronage, je pense qu’il a pu persuader de nouveaux souscripteurs, membres de l’élite anglaise, qui ont sans doute vu en cette protection royale un gage de qualité de l’institution. Dans la pratique, la Reine achète et inspecte les œuvres, fait des dons et décerne des prix comme la Queen’s Gold Medal, et des bourses. Plusieurs de ses propres filles, ainsi que sa belle fille, se sont particulièrement impliquées dans la vie de l’école. Elles ont inauguré des bazars et des ventes ou remis directement des prix aux jeunes élèves. Elles ont très souvent commandé des œuvres et la plupart des robes de leurs mariages possèdent des broderies conçues par les élèves de l’école. La robe de la princesse Maud est d’ailleurs entièrement conçue par l’une des élèves. A la mort de la reine, ses fils devenus rois, Edouard VI, puis George V, ont eux-mêmes poursuivis le patronage.
Extraits de la lettre de la gouvernante à la reine



12,7 x 12cm, Royal Collection Trust


En ce qui concerne l’enseignement (parce qu’il faut en parler un peu quand même), quels cours étaient dispensés au sein de l’école ?
Dans la période où l’institution est sous le joug du gouvernement, elle est très encadrée et étriquée dans ce système patriarcal, se contenant de former des ouvrières ou des artisans, en tout cas, il n’y avait pas de place pour des artistes. C’est un problème que rencontre d’ailleurs également l’école de design des hommes. C’est en partie dû à l’influence de la Royal Academy sur le gouvernement, qui voyait en ces nouvelles institutions de potentiels concurrents, susceptibles de faire de l’ombre à leurs artistes. De toute façon, on ne pouvait concilier le fait d’être une femme et le fait d’être une artiste : le beau sexe était fait, non pour créer, mais pour procréer. Leurs cours à cette période se résumaient à la peinture sur miniature pour de petits formats, qui s’appliquait sur la porcelaine et d’autres produits manufacturés (boîtes, vignettes, éventails, papiers peints, ect.), à des cours de broderie.
Life Class at the Female School of Art, 43, Queen Square, gravure, 53,3 x 37,7 cm, Illustrated London News, 20 juin 186
Quand la famille royale donne une seconde vie à l’école, l’école devient réellement indépendante. Les femmes qui souhaitent développer leurs talents artistiques vont vraiment pouvoir s’y atteler. Elles reçoivent ainsi un apprentissage éclectique, de la sculpture à la peinture en passant par le dessin, la géométrie et la perspective, qui étaient généralement réservés à l’éducation masculine. Même si elles vont surtout peindre d’après l’antique (expression désignant le fait de prendre une sculpture antique pour sujet), elles vont progressivement avoir accès au modèle vivant, c’est-à-dire de vrais modèles humains, ainsi qu’à des cours d’anatomie. Ces offres étaient encore peu accessibles pour les femmes en Angleterre à cette époque. Pourtant, ce fut un vrai combat pour les femmes artistes qui souhaitaient pouvoir peindre d’autres sujets que des natures mortes, et insuffler la vie dans leurs peintures en ayant une exacte connaissance du corps humain. Cependant, les femmes n’ont certainement jamais eu le droit de peindre des modèles nus dans la RFSA, qui restait tout de même très conservateur.
Oui, il ne fallait pas pousser mémé dans les horties non plus. Est-ce que certaines d’entre elles ont remporté un certain succès auprès de leurs contemporains ?
Le meilleur moyen de mesurer leur popularité est le fait qu’elles aient fait des salons, des expositions, parfois elles ont même été exposées individuellement. Il leur arrivait de vendre leurs œuvres, parfois à très bons prix. Plusieurs d’entre elles ont également été illustratrices de la presse, ce qui est gage de leur talent.
Parmi les élèves qui se sont distinguées, on peut évoquer Hellen Allingham, qui a réalisé de très belles illustrations du célèbre roman de Thomas Hardy, « Loin de la foule déchaînée ». Elle a aussi fait beaucoup d’aquarelle. Il y a également Rhoda Holmes, qui a eu une très grande carrière à New-York grâce à ses très belles aquarelles. Elle était même plus célèbre que son mari, artiste également, ce qui est plutôt rare pour l’époque. Ces deux femmes ont échappé au phénomène d’invisibilisation des femmes dans l’histoire. Ce qui me permet de rappeler que cela n’a pas été le cas de toutes. Helen Allingham par exemple, est née Helen Patterson et c’est sous nom qu’elle est connue dans l’école. Beaucoup de femmes vont donc perdre leur identité en se mariant. Parfois, elles vont décider d’arrêter leur profession, créer sous un pseudonyme, ou sous celui de leur mari, ou encore choisir de travailler pour des ateliers, dans lesquels leur nom n’est pas mis en lumière. En bref, il est difficile d’avoir réellement un aperçu des réalisations de ces jeunes femmes tant les sources sont manquantes. L’exemple d’Elizabeth Burden illustre bien ce point. Il s’agit de la belle-sœur de William Morris, qui a travaillé à la broderie dans ses ateliers et dont le nom n’est rattaché qu’à une œuvre. Il est cependant aisé d’imaginer d’autres broderies ayant été confectionnées sous ses doigts de fées mais qui ont été attribuées à William Morris. On peut notamment évoquer ce sublime paravent, d’un style préraphaélite, représentant des femmes debout en héroïnes.

D’autres élèves ne vont pas forcement poursuivre une carrière d’artiste. Ce n’est pas pour autant qu’on puisse dire qu’elles n’ont pas réussit leur vie. Certaines sont devenues des professeurs d’art pour des écoles ou des particuliers, certaines d’entre elles iront même prodiguer leurs enseignements en Inde et en Afrique du Sud. Beaucoup deviendront également des artisans, travaillant dans des boutiques de produits artisanaux en Angleterre, malgré leur formation pour la réalisation de produits industriels, mais aussi dans la presse et le monde de l’illustration.
Très beau paravent effectivement. Merci de nous avoir partagé cette petite pépite. Et pour conclure, qu’est-devenue la RFSA au siècle suivant ?
A la fin du XIXe siècle, l’éducation artistique, (et l’éducation de manière générale) se généralise pour les femmes qui ont désormais accès à un large spectre d’enseignements. Les écoles prestigieuses deviennent mixtes (comme la Royal Academy ou la Sass’s School of Art), ouvrant ainsi leurs portes aux jeunes filles. Le choix qui s’élargit amoindrit nécessairement la popularité de la RFSA, d’autant plus que les femmes souhaitent avoir accès aux mêmes cours que les hommes et, de fait, rejoindre leurs institutions. C’est ainsi qu’à l’aube du XXe siècle, et plus précisément en 1911, que la RSFA est rattachée à l’actuel Central Saint Martins, organe de la prestigieuse University College of London. Elle est également devenue une fondation qui aide, aujourd’hui encore, les jeunes femmes à exploiter leurs talents et être formées pour devenir de véritables artistes.

Merci beaucoup Marie pour cet échange très instructif et pour ces très belles découvertes artistiques ! Et pour terminer en beauté, voici un très bel éventail en papier albuminé confectionné par une élève de l’école et porté par la Princesse Béatrice le jour de son mariage.

Parce qu’il faut rendre à César ce qui est à César, voici la légende du visuel d’en-tête:
The Marriage of Princess Maud of Wales, 22 July 1896, Laurits Regner Tuxen, huile sur toile, 1890-97, 141,5 x 170 cm, Royal Collection Trust