Aujourd’hui, je suis heureuse de vous présenter Cécile Bezat, une passionnée d’histoire qui s’est penchée sur la vie des trois musées londoniens que sont la National Gallery, le Natural history museum et le British museum durant la Première Guerre mondiale. Entre déplacements d’oeuvres, fermetures des portes et baisse des subventions du gouvernement, la bonne marche de ces musées est chamboulée par la guerre et la crise économique et sociale que connaît l’Angleterre dès 1914. A l’heure où ce pays lutte corps et âme contre la “barbarie” des Allemands, les lieux culturels londoniens vont, eux aussi, tenir un rôle majeur dans l’effort de guerre des belligérants…
Quelle est la situation de ces musées à l’aube de la Première Guerre mondiale ?
Ces trois musées occupent une place privilégiée dans la vie culturelle britannique à Londres. Chacun enregistre depuis un certain temps une forte hausse de sa fréquentation. En 1913, le British Museum accueille 947 000 visiteurs, et la National Gallery 343 000 visiteurs en 1914.
Il faut savoir que la National Gallery a connu des débuts difficiles au moment de sa fondation en 1824. Au contraire de nombreuses galeries d’art européennes, celle-ci n’a pas été créée autour de la nationalisation d’une collection royale ou princière. Ses collections ont longtemps dépendu des legs, des dons et des acquisitions consenties par le Trésor britannique. Le début du XXe siècle marque pour elle le commencement, ou plutôt la continuation, d’une période prospère, puisque ses collections sont enfin à la hauteur de son statut de « galerie nationale ».
Ces trois établissements sont aussi reconnus à l’étranger, et en particulier le Natural History Museum qui rayonne à l’international grâce à ses nombreux experts scientifiques et son réseau mondial de correspondants. Ce musée est profondément ancré dans les questionnements et les recherches de son temps.
Autre fait intéressant, le début du siècle marque l’intensification des revendications en Angleterre des femmes qui militent pour obtenir le droit de vote et que l’on appelle alors les suffragistes. L’année 1914 voit la National Gallery et le British Museum attaqués à plusieurs reprises par des suffragettes qui s’en prennent notamment à cinq œuvres de Giovanni Bellini, la Vénus à son miroir de Velasquez, ainsi qu’à un présentoir de porcelaine chinoise et à une momie au British Museum. Les femmes sont ainsi, à la fin de l’été 1914, interdites de musées à moins qu’un homme ne se porte caution de leur comportement et se doivent de laisser leurs effets personnels à l’entrée. En réponse à ces atteintes, la National Gallery, la Wallace Collection et la Tate Gallery ferment également plusieurs mois, ce qui explique d’ailleurs des résultats de fréquentation assez médiocres pour la National Gallery la même année.
En tant que musées nationaux, ces trois institutions ont-elles été impactées par la centralisation autour de l’effort de guerre de l’activité économique du gouvernement ?
En effet, l’influence de la guerre, et plus particulièrement l’influence de l’effort de guerre, se font ressentir jusque dans les musées. Les impacts sont très variés : le plus évident, bien sûr, voit le départ des jeunes hommes en âge de combattre au front. « Plus d’hommes, et encore plus d’hommes » sont nécessaires pour mener la guerre, comme il est possible de le lire sur les affiches de propagande de l’époque. Certains sont blessés, certains meurent fauchés par des balles. Si tous les musées ne s’engagent pas avec force dans les dispositifs de recrutement, le Natural History Museum en est un acteur très engagé. En mai 1915, Charles Fagan, ornithologue et secrétaire du musée, griffonne, dans la marge d’un article déplorant l’essoufflement de l’engagement, que les retardataires sont « une disgrâce pour le pays ».
Quand les hommes ne partent pas au front, ils sont réquisitionnés dans les Ministères de guerre. En effet, les agents de Musée peuvent se targuer de compétences particulières : multilinguisme, dactylographie… qui en font de grands atouts pour le gouvernement. Ces pertes de personnel ralentissent fortement le bon fonctionnement des musées qui, en réponse, sont contraints d’engager un nouveau type de personnel : les femmes. Au Natural History Museum, on peut noter l’exemple de Madame Lorrain Smith, « l’un des plus grands experts en champignons ». Le Directeur, Sir Lazarus Fletcher, remarque que cet arrangement est très économique : « Si les services de Mme Lorrain Smith n’avaient pas été disponibles […] les administrateurs auraient dû engager un autre expert à un salaire plus élevé ».
Enfin, les musées sont effectivement aussi impactés par les problèmes économiques liés au conflit. D’abord, la « famine de charbon » qui sévit en Angleterre, les pénuries de papier et de métaux, qui entravent leur fonctionnement habituel. Les aides financières du Trésor pour l’acquisition de nouvelles pièces d’exposition sont complètement supprimées en janvier 1915. Mais surtout, et c’est intéressant de le noter, le gouvernement prend la décision en janvier 1916 de fermer tous les musées et toutes les galeries de Grande-Bretagne afin de faire des économies. Cette fermeture touche le British Museum, qui ne rouvre ses portes qu’en 1918, et le Natural History Museum, quoique partiellement, ses galeries les plus populaires demeurant ouvertes au public. Cette décision n’est pas anodine, et s’attire les foudres des Anglais et les moqueries de l’ennemi qui voient tous deux en la fermeture des musées le signe d’un affaiblissement britannique. « Nos ennemis ne se réjouiront-ils pas de cette fermeture comme une preuve de notre faiblesse ? » note un anonyme dans le courrier des lecteurs du Morning Post, le 31 janvier 1916. En réponse, un journal viennois dénonce une « banqueroute morale » de ceux qui s’étaient flattés de combattre la barbarie d’Europe centrale.

On sait l’importance de la culture et des recherches scientifiques dans les périodes de grandes crises. Il serait intéressant de se demander si les intellectuels et les conservateurs des musées ont été réquisitionnés pour faire des recherches et trouver des solutions pour des problèmes liés à la guerre comme la famine, les maladies (etc) ?
La recherche scientifique, et avant tout la course à l’innovation, ont été des enjeux majeurs de la Grande Guerre. Le Ministre de l’Instruction publique français note le 13 novembre 1915 : « La guerre, à mesure qu’elle se prolonge, prend de plus en plus le caractère d’une lutte de science et de machine ».
Les scientifiques du Natural History Museum n’ont pas été réquisitionnés. Ils se sont au contraire engagés volontairement et ont proposé leurs services, alors même que la mobilisation des scientifiques et des intellectuels était loin d’être une évidence au début du conflit. Pourtant, les belligérants ont dû rapidement faire face à des nouveaux questionnements : comment soigner des centaines de milliers d’hommes, lutter contre les maladies qui se propagent à cause des conditions d’hygiène déplorables dans lesquels vivaient les soldats, comment camoufler les bâtiments…
Les différents services du gouvernement font appel aux scientifiques du Natural History Museum à plusieurs reprises. Pour la lutte contre les parasites, plusieurs livrets sont rédigés et publiés précisant les meilleurs moyens de se débarrasser des arachnides, myriapodes, punaises de lit, mouches, poux… Charles Gahan, entomologiste, conseille en juin 1915 à l’Officier de stockage Naval, HM Dockyard, de fumiger avec du formol afin de se débarrasser des charançons ou des vrillettes des pains qui infectent les entrepôts de chanvre.
Face aux défauts d’approvisionnement, le Premier ministre britannique déclare : « Nos réserves de nourriture sont vides […] plus vides qu’elles ne l’ont jamais été de mémoire d’homme ». Les conservateurs du Natural History Museum conseillent la consommation de viande de baleine, de dauphin, ou d’œufs de mouettes, des produits d’alimentation pour le moins originaux.
Le conflit pose aussi la question du camouflage. En effet, la Première Guerre mondiale voit l’essor de l’aviation et le début des bombardements aériens. Il devient alors nécessaire de dissimuler les hommes (on pense aux uniformes français rouges et bleus, cibles parfaites face à l’artillerie allemande) et les bâtiments. L’étude de la coloration animale est très utile, et c’est vers le Natural History Museum que se tournent les Ingénieurs Royaux : « Qu’est-ce qui est le plus discret à distance, une série de carrés colorés, des lignes parallèles ou des éclaboussures de peintures ? ».
Je pense que nous sommes nombreux à nous demander si ces musées, lieux culturels et intellectuels londoniens par excellence, ont servi le discours propagandiste des belligérants ?
Tout d’abord, je tiens à rappeler qu’il est important de se souvenir qu’il ne faut pas prendre une partie pour un tout, ce qui est souvent le cas à cause de l’effet de loupe que confère la recherche. Les problématiques patrimoniales étaient somme toute une partie mineure de la Grande Guerre. La propagande traitait davantage du caractère cruel de l’ennemi, un barbare aux allures de bête, le « tueur de bébés » à Londres, après la mort de plusieurs enfants suite à une attaque de zeppelin le 21 mai 1915. La destruction du patrimoine était une preuve de cette barbarie, corroborait les accusations, mais n’en était pas le cœur.
En outre, je n’ai pas trouvé dans mes recherches de confirmation que les musées londoniens avaient été pris pour cible sciemment, malgré les craintes du gouvernement et des conservateurs qui réalisaient la dimension symbolique importante de tels lieux. Les zeppelins et les premiers avions étaient sans doute trop rudimentaires pour prétendre à une telle précision et les bombardements gardaient une touche artisanale et expérimentale.
On peut cependant noter que les nombreuses destructions pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale ont énormément encouragé le développement de politiques internationales de protection du patrimoine culturel en temps de guerre.

Les lieux culturels sont parfois des dommages collatéraux de la guerre. L’exemple de la cathédrale de Reims, dont la destruction déchaina l’opinion publique, en est une belle illustration. Ces trois musées londoniens ont-ils aussi été touchés ?
La National Gallery et le Natural History Museum sont touchés à plusieurs reprises par des éclats d’obus, mais il ne s’agissait véritablement que de dégâts collatéraux qui demeurent restreints et jamais irrémédiables.
La Salle V de la National Gallery est touchée en juillet, puis son dôme en octobre 1917. En septembre et en octobre 1917, puis en mars 1918, le Natural History Museum est aussi endommagé par les obus. Ces attaques ne touchent les bâtiments que superficiellement, exception faite de la galerie botanique dans laquelle plusieurs spécimens sont abîmés ou détruits. Par ailleurs, les débris qui tombent sur les galeries proviennent à plusieurs reprises d’obus britanniques. Sidney Harmer, zoologiste, suppose « qu’il s’agit d’incidents des mesures défensives adoptées par nos forces contre les attaquées aériennes ces deux-trois dernières nuits ».
Finalement, si les attaques aériennes sur le sol britannique sont la source de beaucoup de frustration, de colère et de peur pour les Anglais, leur portée reste dérisoire en comparaison des pertes militaires et l’impact psychologique disproportionné face à l’ampleur réelle de la menace.
Quand les britanniques se sont rendu compte de l’ampleur de la guerre amorcée en 1914, les musées ont-ils cherché des moyens de protection pour réduire l’impact des éclats d’obus sur leurs œuvres et locaux ?
La problématique de la protection des œuvres préoccupe les conservateurs dès la fin de l’année 1914 qui envisagent le pire, en particulier après les attaques sur Louvain et Reims. La priorité va, dans un premier temps, à la protection in situ, ce qui passe par l’installation de sacs de sable dans les galeries, de filets pour retenir de potentiels éclats d’obus, l’extinction des lumières après une certaine heure et par le déplacement des objets d’exposition dans les caves.




En 1916, les musées commencent à déplacer les œuvres dans des lieux protégés. Cet effort est hâté pendant l’année 1917, en effet marquée par l’intensification des raids aériens et l’introduction de zeppelins de haute altitude et du Gotha IV, un bombardier lourd pouvant provoquer d’importants dégâts sur les bâtiments. En 1917, les Allemands usent aussi d’aéroplanes pour la première fois pour bombarder Londres.
Les tableaux de la National Gallery sont envoyés à Aldwych Station, une station de métro désaffectée. Les œuvres amovibles du British Museum – comme les vases, les petites sculptures, les pièces de monnaies – rejoignent également, suite à l’offre de Lord Rothschild, une station de métro originellement construite pour faciliter la distribution postale dans la ville de Londres. Certains particuliers proposent souvent d’héberger des collections, comme c’est le cas de M. Dyson Perrins, un entrepreneur britannique, qui offre une salle ignifugée pour y abriter les manuscrits précieux. La Bibliothèque Nationale de Galles reçoit 21 caisses de livres et cartes, 47 caisses de manuscrits, 22 caisses de livres orientaux et manuscrits, 19 caisses d’archives du musée et 580 lots d’estampes en 1918.
Le Natural History Museum est aussi bénéficiaire de pareilles mesures. Le Royal Albert Memorial Museum à Exeter et le Musée de Tring mettent leurs espaces à disposition des administrateurs de ce musée et une partie des collections y est déplacée en 1918, notamment la collection des petits mammifères, les pierres précieuses, les spécimens de météorites et botaniques, etc.
Toutes ces précautions sont mises en place trop tard pour être réellement utiles et se montrent superflues à la suite de l’attaque du 17 février 1918 : après cette date, Londres ne fut la cible que de deux attaques aériennes.


Un grand merci à toi Cécile pour le partage de tes découvertes, somme toute fort intéressantes. Un vrai régal pour les curieux désireux de comprendre les impacts de la Première Guerre sur la société et les divers acteurs impliqués dans ce conflit sans précédent.
*Les visuels viennent directement des archives du British Museum que Cécile est allée consulter.