Au XIVe siècle, la France souffre de la Guerre de Cent ans (1337-1453) qui provoque des crises externes comme internes. La monarchie parvient toutefois à réaffirmer son pouvoir à partir d’août 1358. S’amorce alors un redressement du royaume qui semble consolider ses forces face aux ennemis anglais. C’était cependant sans compter sur un événement qui inaugurera une nouvelle ère de troubles …
La folie du roi

Le 5 août 1392, Charles VI traverse la région de Pont-Vallain afin de se rendre en Bretagne accompagné d’une escorte lorsque, dans la forêt du Mans, surgit de nulle part un curieux personnage ; un ermite vêtu de blanc qui, s’adressant audacieusement au roi, crie ceci :
“Roi, ne chevauche pas plus en avant, mais retourne ! Tu es trahi ! ” (Froissart, Chroniques, livre IV).
Après quoi l’homme s’en va vaquer à ses occupations comme si rien ne s’était passé. L’escorte poursuit donc son chemin jusqu’au moment où le roi, hors de lui, attaque soudainement ses hommes dont quatre sont mortellement blessés. Brandissant son épée dans tous les sens, Charles VI, incontrôlable, doit être maîtrisé. Un soldat se risque alors à s’approcher de lui et, profitant du ralentissement de son cheval, l’attrape. Une fois Sa Majesté ligotée, l’escorte fait demi-tour. C’est le début d’une succession de crises qui altèrent sévèrement la santé du souverain. Progressivement, la folie s’impose dans l’esprit de celui-ci qui, pourtant, connait des moments de lucidité où sa raison semble l’habiter pleinement.
Dans son livre Charles VI, le bal des Ardents, Pierre Gascar explique que “la mélancolie du roi exige qu’on essaie de la dissiper par des fêtes qui offriront de surcroît à ses proches l’occasion de se distraire des calculs et des tracas de l’ambition“. Et quoi de mieux qu’un mariage pour apporter joie et festins ?

Le troisième mariage de Catherine de Hainceville, dame d’honneur de la reine, est un parfait prétexte pour se livrer à ce que l’on appelle communément un “charivari” : il s’agit d’un rituel, comparable au carnaval, qui célèbre un événement sujet à des railleries tel que les remariages. Un groupe de jeunes hommes organise alors une mascarade au cours du bal ayant lieu le 28 janvier 1393 dans l’hôtel de la reine Blanche que Marguerite de Provence, veuve de Saint-Louis, avait fait construire en bordure du faubourg Saint-Marcel. Hugonin de Guisay, à l’initiative de cette farce, propose à ses compagnons, le comte de Joigny, Emery de Poitiers, Jobbain et Nantouillet, de se déguiser en sauvages ou en démons, la limite entre les deux étant extrêmement confuse à l’époque. Portant des vêtements moulants enduits de poix et recouverts de plumes et de poils d’étoupe, les cinq seigneurs sont fin prêts à s’amuser. Avec leur masque leur conférant des allures endiablées, les jeunes seigneurs font leur entrée suivant une mélodie jouée par un orchestre de luths et de rebecs, placé dans une loggia. Contre tout risque d’incendie que pourrait provoquer une torche sur ces déguisements à poils, le roi ordonne que les porteurs de torches, grâce auxquelles la salle est éclairée, demeurent près des murs le temps de la mascarade.
L’assemblée rit de bon coeur devant les mimiques grossières des sauvages qui se saisissent des robes des dames et entreprennent des gestes obscènes. A base d’entrechats et de figures comiques, les dandys multiplient les pas de danse en poussant des cris de sauvages. Leur anonymat leur permet en effet de se livrer à des manières gouailleuses que les règles de cour auraient normalement proscrites. Tout le monde cherche à reconnaître qui se cache derrière ces démons sortis tout droit de l’enfer. Musique, rire, lumière tamisée ; de quoi enjailler le dance floor ! Mais l’assemblée est loin de se douter du spectacle final … Seul le roi, que les sauvages avaient intégré dans leur plan et qui faisait donc partie de ce cortège luciférien, semble préférer se tenir à l’écart en compagnie de la jeune duchesse de Berry.
Au bal, la température monte !
C’est alors que Louis d’Orléans arrive à la fête. Le frère du roi, que Michelet décrit comme “un beau jeune prince qui n’avait que trop d’esprit et d’audace” et qui, “en épousant sa cousine germaine Valentine Visconti, (…) venait de mettre dans les fleurs de lis la belle couleuvre de Milan“, arrive au bal sans déguisement et sans masque. Pour cerner le personnage, il faut savoir que le duc d’Orléans, bien moins abêti que semblent l’affirmer les chroniqueurs de son temps, aimait les plaisirs en tout genre, en particulier les plaisirs que procurent les charmes féminins. Thomas Basin rapporte d’ailleurs dans un témoignage que le jeune homme “hennissait comme un étalon après presque toutes les belles femmes ». Mais revenons à nos moutons : le beau prince fait son entrée, indigné contre son oncle, le duc de Bourgogne, qu’il accuse d’être à l’initiative de cette mascarade qu’il considère comme nuisible à l’état de santé du roi. Il s’empresse donc de lui en toucher deux mots. Puis, les danses, chants et rigolades reprennent de plus belle. A cet instant, la mascarade va prendre une tournure que les investigateurs n’avaient pas prévue et qui va faire entrer ce bal dans l’Histoire…

Louis d’Orléans, qui ignore la consigne que son frère avait donnée concernant les torches, en prend une des mains d’un domestique et s’approche des sauvages qui, attachés par des rubans, se tiennent les uns contre les autres. Un geste maladroit ou une curiosité excessive de savoir qui se cache derrière les masques pousse la torche un peu trop près d’un des sauvages dont le costume prend aussitôt feu. Le feu se propage comme une traîné de poudre sur les costumes des cinq seigneurs et la panique gagne l’assemblée qui, devant ce spectacle flamboyant (c’est le cas de le dire), n’ose approcher. Les sauvages, poussant des cris de douleurs, courent instinctivement partout afin de trouver de l’aide face à une foule restée interdite. Une fumée noire et une odeur de poix et de chair se répandent dans la pièce. La reine, Isabeau de Bavière, qui entend dire que le roi était présent, s’évanouie sur son fauteuil. Son époux qui, rappelons le, était également déguisé, se tenait près de la duchesse de Berry qui eut l’idée de le maintenir et de jeter sur lui son manteau afin d’éviter que le feu n’atteigne également son costume. “Je suis le roi !” brama-t-il, épouvanté. Jobbain, figurant parmi la “brochette enflammée ” (si je peux reprendre la charmante expression de Pierre Gascar), ordonne, dans son agonie, de sauver le roi. Les derniers instants d’un fidèle seigneur dont la préoccupation, face à la mort, est de sauver son souverain. Lorsque la foule se décide enfin d’agir, il est déjà trop tard ; les tentures arrachées des murs servant à éteindre le feu sont inutiles. Leur âme avait déjà quitté leurs corps. Parmi les cinq sauvages, seul Nantouillet, qui eut la présence d’esprit de plonger dans un grand baquet rempli d’eau servant à laver les gobelets, survit à cette sinistre mort. Quant au comte de Joigny, celui-ci décède sur place d’asphyxions. Par ailleurs, tandis qu’Emery de Poitiers et Jobbain se font emportés par les flammes, l’initiateur de cette mascarade, Hugonin de Guisay, décède seulement après trois jours de souffrance.

Et le roi ?
Fort heureusement, Charles le Fou survit à ce terrible incendie grâce à la vivacité de la duchesse de Berry. Pour le peuple, qui s’était pressé près de l’hôtel pour voir le roi, le fait que ce dernier ait été épargné relève de la volonté divine. Les victimes étaient des hommes cruels, en particulier Hugonin de Guisay dont la vie était remplie de débauche et de perversité. Il est donc aisé de concilier la terrible mort de ces seigneurs insipides avec le mécontentement de Dieu. Tout comme l’apparition devant le roi d’un vieil homme barbu dans la forêt, que l’on assimile aisément à un mage ou à un druide, le bal des Ardents rend compte de l’importance du roi dans les desseins de Dieu qui semble contrarié. Loin d’être blâmé par le Seigneur, le souverain représente simplement le point d’attache du Ciel sur terre. Ainsi, les manifestations divines ne vont apparaître qu’autour d’événements en lien avec le roi. Son peuple ne le rend donc pas responsable de la colère de Dieu, bien au contraire.
Pour rassurer le peuple et rendre grâce à Dieu d’avoir épargné le roi, une messe est donc organisée à Notre-Dame. Charles VI se rend également à la basilique Saint-Denis et à l’église de Montmartre, assurant de fait à ses sujets qu’il est toujours en vie.
En revanche, si le roi est épargné par l’opinion publique, il n’en est pas de même de son épouse. Isabeau de Bavière, que l’on sait impopulaire, est accusée d’avoir mis en danger la vie du roi en organisant, avec son beau-frère, moults divertissements afin de soulager son époux de ses maux. Pourtant, force est de constater que la reine souffre de la folie de son époux puisqu’elle est prise d’un malaise à l’annonce du fâcheux épisode de la forêt du Mans. Pareillement, le spectacle qu’offre la mascarade macabre bouleverse la souveraine qui s’évanouit. Submergée d’émotion, elle se remet difficilement du choc qu’elle a subi, bien qu’elle verse des larmes de joie lorsqu’elle se rend compte que le roi est vivant. Mais comme le souligne Bertrand Chavelot dans son livre sur la reine:
“il faut un responsable aux malheurs de la France : Isabeau devient l’ensorceleuse qui a rendu fou Charles VI. Ainsi, peu à peu, naît une légende qui fut colportée jusqu’à nous”.
P.S : Les illustrations représentant la crise de Charles VI dans la forêt et les flammes dévorant les sauvages sont extraites du livre IV des Chroniques de Jean Froissart (XVe siècle), livre dont la vocation est de raconter les événements majeurs couvrant les années 1389 à 1400.
Sources :
2000 ans de vie quotidienne en France, Sélection du Reader’s Digest, Paris, 1989, p122,123.
Bertrand Chavelot, Isabeau de Bavière ou l’épouse d’un roi fou, Editions Rencontre, Lausanne,1965.
Franck Collard, Pouvoirs et culture politique dans la France médiévale Ve-XVe siècle, Hachette, Paris, 1999.
Pierre Gascar, Charles VI, le bal des Ardents, Gallimard, 1977.
Michel Hérubel, Charles VII, section 2 ; l’aube tragique du ciel, Frédérique Patat, 2016.
Laetitia Le Guay, Les manuscrits enluminés du livre IV des Chroniques de Froissart les rapports entre le texte et l’illustration, thèse sous la direction de Philippe Ménard, 1992.
Pierre Miquel, L’Histoire de France, Editions Liber, Genève, 1995.
Jean Savare, A propose d’une note d’apothicaire de 1399. In : Revue d’histoire de la pharmacie, 41e année n°138, 1953. pp. 140-143.
Un commentaire sur « Le bal des Ardents : le rendez-vous des démons de minuit »