Après avoir vu ensemble la version du mythe de Narcisse dans le monde gréco-romain, penchons-nous sur l’évolution de ce mythe dans les périodes postérieures. Eh oui, on ne va pas s’arrêter en si bon chemin !
Le mythe de Narcisse est présent au Moyen Âge. Mais vous vous en doutez, pour adapter des mythes païens à une mentalité chrétienne, les poètes du Moyen Âge ont dû quelque peu moraliser ces mythes en modifiant leur forme et leurs interprétations. En effet, adapter ces mythes était la seule façon d’évoquer ces histoires polythéistes dans une société empreinte de monothéisme et de mœurs fort différentes.
Parmi les premiers textes médiévaux à avoir adapté l’histoire de Narcisse, nous pouvons citer le Lai (également sobrement appelé Le conte de Narcisse), écrit par un auteur anonyme en France au XIIe siècle. Le Lai est la plus ancienne version française de ce mythe. La modification principale de l’histoire est le remplacement d’Écho par Danaé, que l’ouvrage présente comme la fille du roi de Thèbes. Avec cette modification, l’auteur médiéval donne la possibilité à Narcisse de rencontrer une charmante jeune fille capable de parler normalement, ce qui, rappelez-vous, n’était pas le cas d’Écho. Cependant, Narcisse refuse toujours de s’unir à une autre personne. Dès lors, la punition de cet orgueil démesuré est l’impossibilité pour lui d’être aimé par ce reflet, n’existant que par illusion. Cette impossibilité d’atteindre cet amour qui le brûle tant, le blesse jusqu’à la mort.
Jusque-là, le mythe reste plus ou moins semblable à ses versions antérieures. Cependant, la rivière d’Ovide est transformée au Moyen Âge par une belle fontaine. En réalité, celle-ci est, dans ce mythe, une représentation de l’attraction d’une femme. En effet, l’endroit autour de la fontaine est si beau qu’il rappelle au lecteur un endroit poétique et érotique… Le choix du récit médiéval d’illustrer la fontaine par des descriptions attrayantes évoquant les attributs féminins est un choix quelque peu saugrenu pour un homme du XXIe siècle mais qui s’explique par la mentalité de l’époque médiévale. Cette décision découle, en effet, d’une volonté de mettre fin à la version d’un personnage amoureux de lui-même et de présenter, à la place, un amour entre les deux sexes. Comprenons bien que selon la version médiévale, Narcisse serait en fait fortement épris du genre féminin qu’il voit à travers la fontaine. Oui, ce n’est pas la fontaine en elle-même qui l’intéresse mais la féminité et la douceur dégagées par un tel lieu.
Quel est le message derrière cette adaptation ? Pour découvrir la réponse, nous devons mentionner l’attrait médiéval pour la chevalerie et la courtoisie. A l’origine, la chevalerie représente simplement le chevalier montant à cheval. Puis, la notion de chevalerie a développé des valeurs et traditions qui finissent par être liées au concept de courtoisie autour du XIIe siècle. Ce terme de « courtoisie » prend ses racines du mot « cour », en opposition à la « villa » qui signifie « ferme » en latin. Ainsi, la courtoisie représente les valeurs censées guider la vie des hommes supposés nobles. Cela inclue l’amour, le courage, l’honneur, la piété et la fidélité à son suzerain. Chemin faisant, la chevalerie et la courtoisie se sont déclinées en un art d’aimer pour les chevaliers souhaitant conquérir, non plus de nouvelles terres, mais le cœur des dames de la cour. Dans ce contexte, le mythe de Narcisse est utilisé au Moyen Âge pour dénoncer les valeurs anti-courtoises, tel qu’un amour démesuré et abusif pour quelqu’un. L’accent n’est plus tourné vers l’amour de Narcisse pour lui-même, mais bien plutôt vers l’amour excessif d’un homme pour une femme. Version totalement différente donc !
Une autre source importante est le Roman de la Rose ( non non, ce n’est pas Le nom de la rose ), écrit par Guillaume de Lorris au XIIIe siècle. En voyant son reflet dans l’eau de la fontaine, Narcisse en tombe amoureux. Mais le Narcisse de Guillaume de Lorris ne semble pas comprendre qu’il s’agit de lui-même, à la différence du Narcisse ovidien. Aussi ajoutons que l’auteur ne parle pas d’un reflet mais d’une ombre jetée dans l’eau, détail qui a son importance puisqu’une ombre est la représentation la plus éloignée d’un modèle. En effet, contrairement à une image ou un reflet, une ombre ne représente que vaguement une forme dont on ne distingue que les contours. De surcroît, l’ombre appartient, symboliquement, au royaume de la nuit et des ténèbres. Dès lors, pourquoi diable un poète évoquerait-il un symbole aussi macabre ? Si on écarte la thèse que l’auteur serait dépressif, nous pourrions appréhender cette ombre comme un présage de la mort imminente du personnage. L’ombre pourrait, en effet, représenter une allégorie de la mort. Par conséquent, Narcisse, croyant crédulement rencontrer un autre homme, voit en réalité sa mort se projeter dans la fontaine.
Reste à savoir ce que cette représentation de la mort signifie dans la pensée médiévale. L’interprétation la plus vraisemblable serait qu’il s’agit d’un avertissement contre le péché d’orgueil qui est, selon la Bible, un péché mortel. Autrement dit, son orgueil le mène à sa mort. Ainsi, cette seconde version médiévale a pour vocation d’éduquer les lecteurs au sens de la morale, de présenter ce qui est bien et ce qui est mal.
Le Roman de la Rose, 1340, Narcisse contemplant son reflet
Nous observons donc que le mythe médiéval a été transformé afin d’être adapté à une société où l’Eglise bannit le monde païen d’une part et a le monopole de l’éducation d’autre part. Le mythe de Narcisse a donc bel et bien un but : aider la société à respecter ses valeurs comme la courtoisie et la chevalerie, tels que ne pas succomber à un amour démesuré (le Lai), ainsi qu’à bien se comporter en suivant les prescriptions de l’Eglise, c’est-à-dire en évitant de tomber dans le péché d’orgueil (Le Roman de la Rose). Comme l’affirmait l’historien médiéviste Jean Frappier : “l’exemple de Narcisse doit avertir en même temps contre la fierté et contre la folie d’amour“.
Cette interprétation disparaît cependant à la Renaissance, période évolutive où l’essentiel n’est plus le respect des valeurs, ni la dichotomie du bien et du mal. Quelle est donc l’adaptation du mythe de Narcisse à cette époque ?
Tout d’abord, la Renaissance est caractérisée par son attrait pour l’Antiquité manifeste dans l’art comme dans la littérature et la philosophie. Le mythe de Narcisse de la Renaissance montre en effet un lien avec la philosophie de Platon. L’idée platonicienne (et platonique) de la personne séparée de sa propre moitié est en effet représentée dans la version du mythe de Pontus de Tyard intitulée l’Épigramme de la fontaine de Narcisse et datée de 1555. Dans cette version, Narcisse souffre de la mort de sa sœur jumelle dont il était amoureux. Son désir de contempler continuellement son reflet dans l’eau de la fontaine s’explique donc par une volonté de revoir la beauté de sa défunte jumelle. Ici, la gémellité des amants fait écho à la division en deux parties d’une seule et même personne et dont les deux parties – représentations des deux sexes – tenteront sans relâche de trouver leur moitié. Le Narcisse de Pontus de Tyard évoque donc une passion érotique tournée vers l’inceste, considérée comme un comportement déviant. En outre, étant amoureux de lui-même dans d’autres versions de la Renaissance, ce mythe représente les tentations homosexuelles. Aussi incarne-t-il un personnage tourné vers lui-même, rongé par la fierté et la vanité. Par conséquent, nous voyons que l’adaptation du mythe à cette époque devient une illustration du supplice de l’âme.
En outre, à la fin de la Renaissance et au début de l’âge baroque, les héros de la Métamorphose d’Ovide inspirent les poètes maniéristes.
Les Amours de Cassandre (1552), du poète français Ronsard, montre pour la première fois le souhait de l’auteur de prendre la place de Narcisse. En effet, contrairement aux versions précédentes où le lecteur n’envie en aucun cas la situation de Narcisse, la poésie de Ronsard nous livre un autre aspect du mythe. Apaisé par la mélancolie typique du courant maniériste de la Renaissance tardive, Ronsard affirme qu’il aurait aimé être transformé en Narcisse afin de contempler éternellement la beauté de sa bien-aimée :
Je voudrais bien pour alléger ma peine,
Être un Narcisse et elle une fontaine,
Pour m’y plonger une nuit à séjour ;
Et si voudrais que cette nuit encore
Fut éternelle, et que jamais l’Aurore
Pour m’éveiller ne rallumât le jour.
Avec Ronsard, Narcisse exprime à la perfection cette mélancholie si chère aux maniéristes. Spécialiste de la littérature de la Renaissance et de l’âge baroque, Gisèle Mathieu-Castellani n’en pensera pas moins lorsqu’elle affirme que « le mélancolique Narcisse est un héros maniériste : homme de la semblance, de la semblance vaine, il hante les textes maniéristes de Ronsard à Théophile, de Desportes à Tristan. On s’était proposé naguère de lire Narcisse à la lumière du maniérisme, et le maniérisme à la lumière de Narcisse ». Narcisse apparaît donc comme un héros maniériste.
D’autre part, les maniéristes envient la transformation de Narcisse en une fleur lui permettant d’échapper à son chagrin. Les Plaintes d’Acante (1638) du poète Tristan présente un Narcisse faible et vulnérable, désirant se transformer en fleur : « Dieux ! que ne suis-je entre ces fleurs, Si vous devez un jour m’arroser de vos pleurs ! ». Ainsi, la poésie maniériste nous donne à penser que l’évocation du mythe de Narcisse est un moyen pour les poètes d’exprimer leurs sentiments. Le mythe n’est désormais plus tourné vers le lecteur et vers un souci d’éduquer ce dernier, mais bien vers une volonté de l’auteur d’exprimer ses passions.
Par conséquent, nous pouvons observer que pendant la Renaissance, le mythe de Narcisse est d’abord utilisé afin de décrire une personne au comportement déviant, peut-être par désir d’en finir avec l’ascèse instaurée par la société médiévale. Quant aux auteurs maniéristes de la Renaissance tardive et du commencement de l’ère baroque, leur volonté de s’emparer du personnage de Narcisse pour exprimer leurs sentiments est manifeste. Enfin, la transformation en une fleur est un élément qui a également son importance, comme nous le prouve la description de la nature dans la poésie de Ronsard. Ceci nous donne à penser que la nature, et ce qu’elle représente – c’est-à-dire une pureté à laquelle l’homme n’appartient plus et qu’il ne peut que contempler- est essentielle chez les maniéristes.
Le Caravage, 1598-1599, Narcisse
Cette interprétation du mythe perdure et traverse les siècles. Cependant, un nouvel aspect apparaît au XVIIIe siècle …
L’aspect dramatique du mythe est très accentué durant les siècles suivants. En effet, l’adaptation du mythe accorde une attention particulière à la fatalité à laquelle Narcisse ne peut échapper. La peinture de George Desvallières (1893) illustre très bien ce point. Narcisse est pris au piège au sommet d’un escalier qui ne peut que le mener à sa perte. En effet, n’ayant aucune sortie au sommet de cet escalier, la construction pierreuse ne lui laisse pas d’autre choix que de se tourner vers la rivière. Les dieux ont décidé que Narcisse périrait et le personnage ne peut se soustraire à cette décision. Chaque marche de l’escalier représente un moment dramatique constitutif du mythe avant sa mort : la condamnation à mort, Écho, l’eau, mais aussi la fleur en laquelle Narcisse est transformé, comme nous pouvons le deviner avec les fleurs représentées au sol. En outre, le visage et la courbure d’Écho nous montrent la tristesse d’avoir été rejetée d’une part et de savoir la fin qui attend l’homme qu’elle aime d’autre part. Nous pouvons également suggérer que Narcisse lui-même sait quel destin l’attend puisque son regard, tourné vers la rivière, exprime son inquiétude.
Au siècle suivant, cette interprétation sera cependant contredite par la peinture et la poésie de Dali appelées La métaphore de Narcisse (1937). Le premier indice est le contraste évident présenté dans la peinture : à gauche figure un homme brillant dans l’or représentant la vie. À droite, l’homme blanc, sur lequel grimpe une farandole de fournies, symbolise la mort. Nous devons également préciser que cet homme blanc porte entre ses mains un œuf, d’où émane une fleur, en guise de tête. L’œuf symbolise la vie, la fertilité, la pureté et la perfection dans de nombreux programmes iconographiques occidentaux et orientaux, comme nous le montrent La Transfiguration de Jésus-Christ, réalisé par Fra Angelico vers 1441 au couvent San Marco ou la Composition métaphysique peinte par Giorgio De Chirico en 1914, aujourd’hui exposée au Musée Métropolitain d’Art Moderne à New-York. Cependant, l’œuf de Dali est fissuré, ce qui signifie sans aucun doute la fin de la vie. Quant à la fleur apparaissant au sommet de l’œuf, nous pouvons être sûre qu’elle représente la transformation de Narcisse. Ainsi, le fait que l’homme blanc tienne entre ses mains cette tête symbolisant sa transformation signifie que Narcisse est responsable de sa perte. Ce n’est donc plus une question de destin mais une question d’assumer les conséquences de ses actes.
Enfin, nous pouvons nous pencher sur le focus sur la tête de Narcisse comme s’il s’agissait d’un focus sur la psychologie du personnage. La dernière étape de l’évolution du mythe peut confirmer cette hypothèse…
L’adaptation du mythe au XXe siècle marque un tournant dans la signification du terme « Narcisse » qui devient un concept psychologique. Le premier à parler de cela, dans le champ moderne de la psychologie, est le psychiatre allemand Paul Näcke en 1899 pour décrire une sorte de perversion. Il s’agit avec ce concept d’évoquer une personne satisfaisant ses désirs sexuels avec elle-même et non avec une autre personne comme cela devrait l’être. Cependant, Sigmund Freud redéfinit le narcissisme en 1909 comme une étape nécessaire dans le passage de l’amour de soi à l’amour pour un autre sujet. Selon lui, le processus narcissique comprend deux temps : le narcissisme primaire représente la période de l’enfance où le bébé choisit d’être tourné vers lui-même dans la mesure où il ne connait pas le monde extérieur. Plus tard, le deuxième narcissisme représente également le choix de se tourner vers soi-même mais cette fois à cause d’une déception éprouvée à l’égard de l’extérieur. Par conséquent, le narcissisme représente depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècle, une notion psychanalytique où une personne se concentre sur elle-même de manière excessive, comme c’était le cas avec Narcisse. Ainsi, l’adjectif « narcissique » est depuis, communément utilisé afin de décrire une personne qui s’admire de façon immodérée.
Le mythe de Narcisse n’a cessé d’évoluer et de voyager à travers le temps, rencontrant sans cesse de nouvelles versions afin d’adapter l’histoire originelle à la société donnée. Tandis que la mythologie grecque et romaine a fondé le mythe, le Moyen Âge l’utilise avec pour but d’instruire la société. En ce qui concerne le Narcisse de la Renaissance et de l’âge baroque, celui-ci rompt avec les versions précédentes pour exprimer les sentiments dont sont emplis le cœur des auteurs. Les siècles suivants présentent, quant à eux, la dialectique de la mort de Narcisse avec le fardeau que représente la fatalité dans la vie d’un homme d’une part, et la responsabilité de la personne dans sa mort d’autre part. Ainsi, ce mythe illustre deux façons opposées de penser la mort du personnage éponyme. Enfin, l’analyse finit avec l’entrée du concept de Narcisse dans le domaine de la psychanalyse. Toutes ces étapes historiques montrent finalement une évolution logique du mythe dont la société sait tirer profit. Anne-Marie Carrière ne s’est-elle pas réjouie lorsque, dans son Dictionnaire des hommes (1962), elle évoqua cette histoire : « Les femmes, qui passent pour coquettes et vaniteuses, ne sont pas fâchées que ce soit un homme, Narcisse, qui ait donné au monde et au vocabulaire l’exemple type de la satisfaction de soi ». Ça l’arrangeait même plutôt bien !
Sources :
Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance (volume 16, number 1), Nathalie Dauvois, Le traitement du mythe chez Ronsard : un exemple, Narcisse, 1983, p41-51: http://www.persee.fr/doc/rhren_0181-6799_1983_num_16_1_1326
Cristina Noacco, La métamorphose dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles- Chapitre III. La métamorphose irréversible : la moralisation courtoise des métamorphoses, p. 7794, Presses universitaires de Rennes, 2008: http://books.openedition.org/pur/34978?lang=fr
Emmanuèle Baumgartner, « Narcisse à la fontaine : du « conte » à « l’exemple » », Cahiers de recherches médiévales, 2007 : http://crm.revues.org/70 .
Gisèle Mathieu-Castellani, La Poésie amoureuse de l’âge baroque, Le Livre de Poche classique, 1990.
Matilde Battistini, Symboles et allégories, Hazan, 2003.
Pascale-Aurais-Jonchière, Catherine Volpilhac-Auger, Isis, Narcisse, Psyché : entre lumières et romantisme : mythe et écritures, écritures du mythe ; actes du colloque du Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques, May 1999.