En 1899, le psychanalyste allemand Paul Näcke utilisa pour la première fois le concept de narcissisme pour définir un amour excessif de soi. Cependant, comme vous le savez tous, ce terme a en réalité une origine bien plus vieille. On peut même remonter jusqu’à l’Antiquité. En effet, la première source provient d’un Hymne Homérique datant du VIIIe siècle avant Jésus-Christ!
François Lemoyne, Narcisse contemplant son reflet dans l’eau, XVIIIe siècle, Paris, Musée du Louvre
Selon la version grecque, Narcisse est un chasseur originaire de la Béotie, région centrale de la Grèce continentale. Il est le fils de la nymphe Liriope, violée par le dieu fleuve Céphise (rien de plus banal). Il faut savoir que le jeune Narcisse est plutôt bel homme, même carrément beau gosse, si bien que les nymphes ne cessent de le regarder d’un air énamouré. Et ce ne sont pas les seules à succomber à sa beauté : filles comme garçons s’éprennent de ce jeune homme qui, pourtant, demeure de marbre face à un tel succès et n’a pour réponse qu’une simple indifférence. Cependant, loin d’être découragée, Echo, fille de l’Air et de la Terre et humble nymphe de la suite d’Artémis, porte une admiration muette pour cet être mystérieux. Oui, j’ai bien dit muette : tout s’explique par la punition que la jalouse Héra lui infligea après que la nymphe ait couvert les infidélités de Zeus, son époux. Ayant découvert la supercherie, Héra la condamne à demeurer muette jusqu’à la fin de ses jours et à ne s’exprimer qu’en répétant les derniers mots qu’elle entendrait. Pas de chance lorsque l’on veut déclarer sa flamme. Mais la petite n’en démord pas ! Elle suit Narcisse comme son ombre, espérant l’esquisse d’un quelconque signe d’affection de sa part. Probablement plus préoccupé par sa propre personne que les personnes qui l’entourent, l’orgueilleux Narcisse n’a jamais senti la présence de son adoratrice qui, pourtant, le suivait aussi fidèlement que possible. Vint un beau jour où, prenant son courage à deux mains, elle essaya une technique d’approche. Narcisse, qui cherchait ses amis, appela : « Êtes-vous ici ? Y a-t-il quelqu’un ici ? ». Poussée par un excès de zèle, l’intrépide répondit alors : « Ici, ici, ici ». Il lui demanda de se montrer, ce qu’elle fit aussitôt, le cœur battant. Malheureusement, le jeune homme, sans la regarder, ajouta : « Jamais, Jamais… Penses-tu qu’un jour il serait possible que je te donne le pouvoir sur moi ? ». Avec la gorge serrée et les joues inondées de larmes, la nymphe répondit : « Je te donne le pouvoir sur moi ». N’en ayant cure, Narcisse s’en alla sans donner outre explication. Honteuse et désespérée, la jeune femme courut refouler son chagrin au fond d’une caverne où sa tristesse demeurerait sa seule compagnie. Tragique histoire que celle d’Echo. Mais si l’histoire de celle-ci est tragique, celle de Narcisse l’est davantage : la déesse Némésis, pleine d’empathie pour la jeune nymphe, décida de la venger. Comme à son habitude, Narcisse marchait et, guidé par Némésis, fut pris soudainement par une soif épouvantable et décida alors de s’approcher d’une source vers laquelle il avança son visage. Et là, c’est le drame : voyant la beauté sans pareille de son visage reflété, Narcisse tomba fou amoureux… de lui-même ! Dès lors, ce dernier passa son temps à contempler cette beauté qu’il ne pourra jamais approcher autrement qu’à travers l’eau. L’incapacité de rendre tangible cet amour l’entraîna dans le désespoir. Sa douleur étant si grande, il espéra s’en séparer par la mort. Le temps passa et, progressivement, les pieds du malheureux se changèrent en racines et son corps, ferme et musclé, se transforma en une jolie fleur qui porte aujourd’hui son nom.
Si cette version est la plus connue, d’autres divergent quelque peu : reprenant plus ou moins la même intrigue, le grec Pausanias affirme que le malheur de Narcisse réside dans son amour pour sa sœur jumelle, morte trop jeune. C’est pourquoi il est si attaché à son reflet qui lui rappelle la beauté de sa défunte sœur. Mais bon, on nous l’a fait pas à nous : on se doute bien que cette version est une tentative de rationalisation d’un mythe qui est, disons le, un peu tiré par les cheveux. Une autre version, certes un peu moins joyeuse, affirme que le protagoniste, rongé par le désespoir, commet l’irréparable en se donnant lui-même la mort. Merci au poète Parthenios de Nicée pour cette charmante version !
Malgré la pluralité des versions, il est pertinent de souligner que ce mythe vient d’une longue tradition orale. En effet, les représentations artistiques de l’Antiquité nous donnent à penser que la création de ce mythe est antérieure au Ier siècle av J.C. Les premières données manifestant l’existence de cette histoire datent, en effet, de 600 av J.C selon l’hellénistique Denis Knoepler : il s’agit d’un tombeau trouvé dans la région d’Erétrie (ville de la Grèce de la côte occidentale de l’ile d’Eubée) évoquant l’histoire de Narcisse. Selon cette explication, Narcisse ne serait donc pas né en Béotie mais sur l’ile d’Eubée.
En outre, le mythe est aussi présent chez le philosophe Plotin, lequel expose une opposition entre l’intelligible et le sensible. Le mythe de Narcisse pourrait implicitement critiquer les âmes se perdant dans l’appréciation de la beauté matérielle et oubliant, de fait, la beauté intelligible. Dans les Ennéades, I, 6, 8, Plotin explique que si quelqu’un prenait les beautés sensibles pour réelles et “ courait à elles, il serait comme celui qui, voulant capter sa belle image portée sur les eaux, ainsi qu’un muthos, je crois, le laisse entendre, plongea jusqu’au fond d’un courant, et disparut. C’est la même chose pour celui qui s’accroche à la beauté des corps et ne s’en détache point : ce n’est pas son corps, c’est son âme qui va s’enfoncer dans de noirs abîmes, et funestes pour l’intelligence. Et là, dans le Hadès, il va séjourner, aveugle, en compagnie des ombres“. Ainsi, la présentation de la dichotomie du réel et de l’irréel est présente chez Plotin tout comme elle est évoquée dans le mythe de Narcisse où nous trouvons une confusion entre ce qui est réel et ce qui est seulement de l’ordre de la réflexion. Narcisse se perd dans la beauté matérielle, cristallise son désir dans une beauté corporelle, physique, et sa souffrance en sera sa punition.
Même s’il est difficile de trouver des informations sur le mythe dans l’Antiquité grecque, les sources rares et les objets d’art indiquent donc que ce mythe vient d’une très longue tradition. Cependant, Narcisse n’est pas celui qui retient l’attention dans le monde grec qui lui préfère Oedipe, Herakles, Thésée, Persée… Pour que Narcisse devienne réellement populaire, il nous faut attendre un poète romain … Il s’agit de nul autre qu’Ovide, poète latin du Ier siècle après J.C, célèbre auteur du long poème intitulé « Métamorphoses » dans lequel nous trouvons des récits mythologiques à foison, allant du jugement de Pâris à l’épopée de Persée, en passant par l’enlèvement d’Europa par Jupiter. Au total, 246 fables composent son œuvre dont une majeure partie est empreinte du thème de l’amour. Parmi ces reprises des mythes gréco-romains figure la version la plus connue du mythe : dans son récit, Echo, souffrant de l’indifférence de l’homme aimé, devient si mince que sa peau et le « jus » de son corps s’évaporent dans l’air. Seule sa voix et ses os demeurent sur terre. C’était bien là l’œuvre de la terrible Junon (l’équivalent d’Hera chez les Romains). Alors, tandis que Narcisse dépérit, Echo souffre avec lui. Cependant, contrairement à la version grecque, la personne à l’origine de sa malédiction est un garçon éperdument amoureux de Narcisse et qui, comme bien d’autres avant lui, fut malheureusement rejeté. Ainsi dit-il, les mains vers le ciel : “Sic amet ipse licet, sic non potiatur amato ! ». Pour les non latinistes, cela signifie en bon français : « Puisse-t-il tomber amoureux de lui-même et ne pas posséder l’être-aimé ! » (3, 405). Ce détail mis à part, la mort de Narcisse et sa transformation sont similaires à la version grecque. Cependant, Ovide diffère de ses prédécesseurs en affirmant que le jeune homme, enchaîné par un désespoir sans fin, continue de contempler sa beauté dans l’eau du Styx. Ses sœurs, les Naïades, se sont plaintes et ont déposé sur leur frère leurs cheveux coupés. Étrange rituel nous direz-vous. Never mind, ce qui est important dans cette histoire est le fait qu’Ovide soit le seul auteur antique à donner à son héros le privilège de se reconnaître à travers son reflet. Observant les gestes répétés de son image, qui lui donnent l’illusion d’un amour mutuel, le personnage éponyme prend conscience de la terrible réalité : « Iste ego sum : sensi, nec me mea fallit imago ;uror amore mei : flammas moueoque feroque », c’est-à-dire « Cet être, c’est moi : j’ai compris, et mon image ne me trompe pas » (3, 463-464). Bref, Narcisse brûle d’amour pour lui-même et se rend compte qu’il est le propre objet de son désir. Chose un tout petit peu étrange mais on a l’habitude avec la mythologie gréco-romaine. N’avons-nous pas vu Zeus se transformer en pluie d’or pour s’unir à Danaé, ou encore Œdipe qui, après avoir assassiné son père par inadvertance, épouse sa mère ?
En outre, l’art nous montre que ce mythe est en effet populaire dans la civilisation romaine, comme nous le prouvent quelques fresques ornant les murs de l’ancienne ville de Pompéi (pour découvrir cette ville ensevelie par le Vésuve en 79, c’est par ici !).
Bien que ce mythe connaisse moult versions, l’interprétation est, jusqu’ici, approximativement la même dans les civilisations grecques et romaines. La principale distinction repose sur la trace écrite bien plus riche dans le monde latin grâce au travail développé du poète Ovide. Cependant, qu’en sera-t-il dans les époques qui suivront ? Durant le Moyen-Age, période où mœurs et coutumes diffèrent grandement de l’Antiquité, l’histoire de l’homme prisonnier de son propre désir suivra un autre chemin …
A suivre dans le prochain épisode ! 😉
Sources :
Plotin, ou l’anti-Narcisse, Lucien Jerphagnon, Publications de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1991, pp. 46-50. Fait partie d’un numéro thématique : Platonisme et néoplatonisme. Antiquité et temps modernes .
Ovide, Métamorphoses, Livre III, [Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006], address : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-339-510.html
2 commentaires sur « Evolution du mythe de Narcisse, partie 1 : monde gréco-romain »