Communément appelé « l’initiateur de la Renaissance humaniste », Francesco Petrarca est un personnage à cheval entre deux ères, en combat avec la première et fondateur de la seconde. Opposant virulent à la scolastique – philosophie s’inspirant grandement des écrits d’Aristote – et nostalgique de l’Empire romain et de sa splendeur, Pétrarque n’en demeure pas moins un honnête chrétien, aspirant à une vie simple et ascétique. Il s’agit donc d’un personnage complexe avec une philosophie qui mérite d’être étudiée. Oui, un peu de philo, ça nous change un peu !

Pétrarque est un poète et humaniste italien né le 20 Juillet 1304 à Arezzo et décédé dans la ville d’Arquà, près de Padoue, le 19 Juillet 1374. Exilée, sa famille part pour Avignon en 1313, avant de s’installer à Carpentras où elle restera 4 ans. Suivant la volonté de son père, Pétrarque quitte le foyer familial et s’en va étudier le droit à Montpellier, puis à Bologne, où l’on favorise l’enseignement du droit, des arts et de la médecine plutôt que la théologie. Pourtant, le jeune homme se destine à une carrière religieuse, vers laquelle il s’oriente donc de retour à Avignon en 1326. En 1353, il part pour l’Italie et entreprend moult voyages, notamment à Milan, Venise et Padoue.
Pour vous donner un aperçu du génie auquel nous avons affaire, cet érudit toscan doit sa popularité à ses poèmes, écrits en italien, mais aussi à ses nombreux ouvrages rédigés en latin qui représentent la littérature humaniste dont il a initié le mouvement. Ces ouvrages incluent des poèmes, des oraisons, quelques travaux sur l’histoire et un large corpus de lettres. Enfin, la philosophie morale, à laquelle il accorde un grand intérêt, représente une troisième catégorie de ses œuvres dont nous pouvons citer le dialogue De remediis utriusque fortunae (1366) et les traités De vita solitaria (1356), Secretum (vers 1356) et De sui ipsius et multorum ignorantia (1367).
Pétrarque le philosophe
Comme il a été dit plus haut, sa philosophie s’oppose à celle des scolastiques dont il s’applique à détruire la renommée… Réhabilitant la philosophie grecque en tant qu’éclairant la pensée chrétienne, la scolastique est la doctrine philosophique dominante au Moyen Âge et est enseignée dans les universités. Pourtant, cette philosophie ne fait pas l’unanimité : ses partisans souffrent des attaques incessantes de Pétrarque, outré par cette tentative de réhabilitation de la philosophie aristotélicienne. Mais il est vrai que ses critiques ne sont pas toujours fondées. Ses attaques sont parfois subjectives et arbitraires et reflètent des conflits et rivalités personnels entre certains représentants de cette philosophie et lui-même. Toujours est-il que cette tension existant entre humanistes et scolastiques provient du fait que les premiers accusent ces derniers d’entacher la religion chrétienne en essayant d’assimiler la figure d’Aristote, « le divin docteur », à la personne de Jésus-Christ. Et ça, Pétrarque ne peut le supporter. Il est d’ailleurs loin d’être le seul: près de deux siècles plus tard, l’humaniste hollandais Erasme évoque la « contamination » de la scolastique ancrée dans la philosophie aristotélicienne. Ainsi demande-t-il : « Quelles relations peut-il y avoir entre le Christ et Aristote ? ».
Contrairement à la philosophie scolastique, Pétrarque est partisan de l’indépendance de la pensée chrétienne vis-à-vis de la recherche philosophique qui, ensemble, ne feraient pas bon ménage. Il affirme en effet la supériorité de la foi et critique la prétention des scolastiques de pouvoir atteindre celle-ci par le biais de la raison. Ceci étant dit, nous comprenons mieux sa réticence à l’égard de saint Thomas d’Aquin, scolastique du XIIIème siècle, qui associe la foi et la raison car cette dernière permettrait d’atteindre Dieu…

A Aristote, Pétrarque oppose Platon. En effet, Pétrarque donne sa préférence à Platon qui fut pour lui le plus grand des philosophes. Pour résumer son point de vue, on pourrait dire simplement qu’alors qu’Aristote est loué par le plus grand nombre, Platon est, quant à lui, admiré par les plus intelligents… Pourtant, il semble reconnaître à Aristote une certaine brillance intellectuelle, mais les traducteurs et commentateurs médiévaux auraient, en quelque sorte, perverti sa pensée. Dommage.

Un poète admiratif de l’Antiquité romaine
Ainsi, Pétrarque est contre l’établissement d’un pont entre la philosophie et la théologie, la raison et la foi. Mais il ne s’agit pas du seul élément qu’il oppose aux idées médiévales. Ce qui l’oppose grandement aux écrits médiévaux est également l’étude de la littérature classique, qui sera si chère à la Renaissance. C’est que Pétrarque est un grand nostalgique! Il souffre en effet d’une grande nostalgie du temps de la République Romaine (-509 à 31 av JC) et de l’Empire (-31 à 476 ap JC). Il porte d’ailleurs une certaine admiration à l’égard du poète Virgile et de Cicéron à qui il doit la forme de ses œuvres ainsi que la plus grande partie des informations dont il dispose sur la philosophie grecque. De plus, les notions stoïciennes qu’il évoque dans ses écrits nous prouvent son grand intérêt pour Sénèque qui, rappelons-le, fut le précepteur d’Alexandre le Grand! C’est que Pétrarque ne s’intéresse pas à n’importe qui…
Au Moyen Âge, les traductions médiévales latines des œuvres grecques portent essentiellement sur la théologie, la science et la philosophie aristotélicienne. Suggérant une traduction des œuvres du poète Homère, Pétrarque ouvre ainsi une nouvelle ère dont la primauté sera dorénavant accordée à la littérature et à la poésie antique. Vous l’aurez compris, avant d’être philosophe, Pétrarque est donc avant tout un poète. Mais quel genre de poète est-il au juste ? Du genre dramatique à la façon de Shakespeare, ou mélancolique à l’instar de Goethe ? Ou peut-être révolté, comme notre cher Victor Hugo ? Pour faire simple, Pétrarque est un poète épique et lyrique. S’inspirant des épopées de Virgile et de Stace, son poème Africa raconte la vie animée du général romain Scipion l’Africain et sa victoire sur Carthage lors de la Deuxième guerre punique. C’est d’ailleurs ce poème, composé de neuf livres et rédigé en deux temps, qui lui apporte renommée et gloire : suivant une coutume antique récemment remise au goût du jour, Pétrarque est couronné de lauriers sur le Capitole à Rome le 8 avril 1341. Albertino Mussato avait déjà reçu ce privilège à Padoue en 1315 et quelques voix avaient également suggéré que Dante méritait cet honneur. Son poème Triomphes, évoquant les triomphes de l’Amour, de la Mort et de la Gloire décrits comme les cortèges de victoire des généraux et empereurs antiques, fait tout aussi référence à l’Antiquité romaine dont il est décidément un fan incommensurable. L’auteur se penche également sur la littérature et le monde grecs. Il tentera d’ailleurs d’en apprendre la langue mais, il faut bien le dire, n’est pas très doué. On ne peut pas être un génie partout ! Et pour la petite anecdote, Pétrarque est tellement admiratif des auteurs romains qu’il rédige des lettres adressées à Cicéron et Sénèque. Mais ces deux hommes étant morts il y a des siècles de cela, on doute qu’il ait reçu de réponses…

En plus de s’atteler à la rédaction de poèmes épiques, Pétrarque sait partager les tourments d’un coeur malheureux et la solitude d’un amant perdu sans sa dulcinée (ne vous inquiétez pas, nous aurons l’occasion de parler des amours de Pétrarque à la fin de l’article ! ). Souvent écrits à la première personne du singulier, les poèmes lyriques de l’auteur dénotent un goût pour la solitude, que l’on trouve pareillement dans les Epistulae morales ad Lucilium ou le De otio de Sénèque. Sa volonté de quitter la vie mouvementée d’Avignon en 1337 le pousse à se retirer dans l’ermitage du Vaucluse et à dédier une majeure partie de son temps à la rédaction de certaines de ses œuvres telles que De Viris Illustribus, Africa, Septem Psalmi Pénitentiales, Secretum meum. A travers De vita solitaria, Pétrarque expose, en outre, la beauté de mener une vie simple, loin de la vie mouvementée que nous offre la ville. Pétrarque s’engage, dès lors, dans une vide de recueillement et de méditation.
À cheval entre deux
Attention, n’allez pas vous imaginer Pétrarque comme un marginal refusant toutes les idées et styles caractérisants son époque! Le philosophe et poète est loin d’être hostile à tout auteur médiéval et son intérêt pour Saint Augustin et Saint Bernard le prouve bien. Et puis, comme le rappelle Peter Burke dans son ouvrage sur la Renaissance européenne, Pétrarque n’apprécie certes pas l’art gothique, mais admire néanmoins la cathédrale de Cologne qu’il décrit comme un “temple d’une beauté peu commune“.
Ainsi pouvons-nous considérer Pétrarque comme un pont entre le Moyen Âge et la Renaissance. En effet, on aperçoit déjà dans ses écrits les prémices de cette nouvelle ère dont le point central sera davantage axé sur l’homme lui-même que sur Dieu. À travers Pétrarque apparaît l’importance de l’âme humaine, détachée de sa connexion avec Dieu, que les scolastiques semblent négliger. Le poète personnifie souvent son coeur ou son âme dans ses écrits afin de manifester la faiblesse de l’homme pris dans les filets du péché, et particulièrement de la luxure, et la nécessité de se ressaisir. Le Secretum qu’il rédige, sous forme de dialogue avec Saint Augustin, aborde également les thèmes du péché et de l’âme que ce dernier développe au Ve siècle.
Pétrarque peut donc être considéré comme l’initiateur de l”humanisme chrétien” qu’Erasme et More rejoindront au XVe et XVIe siècle. La religion et la piété occupent une place centrale dans sa pensée et ses écrits: “Je ne suis certainement pas un cicéronien ou un platonicien mais bien un chrétien“.
En bref, l’ensemble de sa pensée peut être résumée selon ses propres mots : “La sagesse platonicienne, le dogme chrétien et l’éloquence cicéronienne“.

Rassurez-vous, on ne conclura pas cet article sans évoquer une histoire d’amour, venant pimenter son histoire et nuancer son dévouement à une vie ascétique.
Pétrarque ou l’amant malheureux
Le 6ème jour du mois d’avril 1327, notre cher Pétrarque rencontre une jeune demoiselle dans l’église de Sainte-Claire d’Avignon…

Née en 1310 à Avignon, la belle Laure de Sade devient la muse du philosophe qui l’aimera de tout son être et ce, jusqu’à la fin de sa vie. La contemplant, il compare sa beauté à une vision béatifique. Malheureusement, la peste noire lui arrache sa bien aimée qui le quitte en 1348. Dorénavant en deuil, Pétrarque compose de nombreux vers louant sa beauté et décrivant l’ardeur de son amour. Poser à l’écrit les peines de son coeur lui apparaît comme son unique consolation. Ainsi la décrit-il de ces mots doux : « Laure, illustre par ses vertus et fort célébrée dans mes vers, m’apparut pour la première fois pendant ma jeunesse en 1327, le 6 avril dans l’église Sainte-Claire à Avignon, à la première heure du jour ; et dans la même cité dans le même mois, au même sixième jour et à la même première heure en l’an 1348, cette éclatante beauté fut soustraite à la lumière alors que j’étais à Vérone, bien portant, ignorant hélas de mon malheur ! Mais la malheureuse nouvelle me fut apportée à Parme par une lettre de mon ami Louis dans le dix-neuvième jour du mois suivant. Ce corps si beau et si chaste de Laure fut enseveli au couvent des frères mineurs, le jour même de sa mort à vêpres. »

Sources :
Catherine Köning-Pralong, Le bon usage des savoirs: scolastique, philosophie et politique culturelle
Christophe Perin, La solitude, d’après et après Pétrarque
Paul Oskar Kristeller, Eight philosophers of the Italian Renaissance
Stefano Carrai, Poésie et intimité
Peter Burke, La Renaissance européenne
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