Vous croyez que les récits de science-fiction sont le fruit de la modernité ? Que l’Histoire a commencé à songer à des voyages interstellaires qu’à partir du XVIIe-XVIIIe siècle ? Eh bien, détrompez-vous…
Il était une fois, un jeune homme nommé Lucien, né vers 120 ap. J.-C. à Samosate (nord de l’actuelle Syrie), qui fut l’auteur d’un récit de voyage imaginaire des plus palpitants. Voyages et batailles interstellaires sont au rendez-vous ! Mais ce n’est pas tout : on y découvre les Pléiades, les Hyades et même l’île des Bienheureux. Vous savez, cette île à la limite du monde qui accorde aux héros et aux hommes vertueux un repos après la mort. Sont donc présents “tous les demi-dieux et les héros qui ont porté les armes devant Troie (…)” (à l’exception d’Ajax de Locres). Ce qui est amusant, c’est que l’on assiste également à un second enlèvement de la belle Hélène, épisode qui prendra une toute autre fin que celle à laquelle la mythologie grecque nous a habitués.
Ce récit de voyage fictif est donc tout à fait farfelu. Laissez-moi donc vous faire un petit résumé de l’incipit, histoire qu’il vous donne envie de suivre les aventures et péripéties des personnages, et d’entrer dans un univers digne d’Alice au pays des Merveilles !
Nous retrouvons notre cher ami Lucien qui, en compagnie de cinquante camarades, prend le large en partance des Colonnes d’Hercule. La cause du voyage ? Son désir de découvrir le monde, d’entrer en réflexion à la vue de choses nouvelles, sans oublier sa curiosité de savoir où s’arrête l’océan et quel genre d’hommes habitent l’autre rive. La petite troupe arrive sur une île au bout du quatre-vingtième jour. Ils y rencontrent des femmes, mais pas n’importe quelles femmes. Semblables à Daphné sur le point de se transformer en arbre afin d’échapper à Apollon, ces créatures, bien que “parfaitement formées“, ont aux bouts de leurs doigts ce qui semble être des rameaux. Des grappes recouvrent également leurs corps, et des feuilles et vrilles ornent leurs tête en guise de chevelure. Ces femmes sont si belles, si charmantes, que deux des compagnons de Lucien décident d’aller à leur rencontre. C’est alors que, s’approchant d’elles, des rameaux commencent à apparaître pareillement aux bouts de leurs doigts et des vrilles à s’enrouler autour d’eux. Ne faisant ni une ni deux, la compagnie laisse leurs deux camarades à leur triste sort et retourne précipitamment vers le navire. Puis, après avoir passé la nuit sur la plage, le navire reprend le large l’aurore venue. A la suite de quoi le narrateur, qui n’est autre que Lucien lui-même, raconte qu’un tourbillon emporte le navire dans le ciel, le faisant voler à une hauteur d’environ trois cents stades durant sept jours. Au huitième jour, l’équipage arrive sur une île flottant dans les aires, bien plus lumineuse que la terre : c’est ainsi que Lucien et ses compagnons découvrent la lune. Tous se rendent vite compte que cette curieuse île est habitée. Qui sont donc les étranges occupants de cette île ? Vont-ils aller à la rencontre des nouveaux venus ? Comment ces derniers vont-ils faire face à ces habitants et à leurs ennemis, les habitants du Soleil ? Pour le savoir, il vous suffit de lire les quelques 80 pages de ce récit 😉 .
Mais au fait, qui est Lucien ?
Cynique et anticonformiste, le Syrien de culture grecque ne se gène pas pour dire ce qu’il pense et exposer sa pensée au grand jour. Ainsi savons-nous qu’il était partisan de théories hostiles à la religion, adepte de l’épicurisme et sceptique à l’égard du stoïcisme.

Allant contre la volonté de ses parents qui le destinaient à une carrière de sculpteur, notre homme quitte l’atelier de son oncle et devient avocat à Antioche aux alentours de l’an 145 avant de faire le tour des grandes cités de l’Empire où il proposera de véritables exhibitions d’éloquence. Puis, c’est à Athènes qu’il se pose durant vingt ans et où il donne des cours de rhétorique. C’est enfin en Egypte qu’on le retrouve à la fin de sa vie où la direction des affaires judiciaires lui est confiée par le préfet. Il y meurt probablement en 192.
Ce que l’on note de plus intéressant chez Lucien est assurément sa critique des historiens, les considérant comme des charlatans, déformant la réalité pour embellir leurs discours et impressionner les lecteurs et/ou l’assemblée écoutant leurs récits lors d’exercices oratoires. Ainsi, l’historien n’est pas un poète et n’est pas davantage romancier. Dès lors, s’il se risque à intégrer de la fiction dans son récit, celle-ci va sans aucun doute désintégrer la réalité qui est pourtant sensée être le point essentiel de son travail. Toutes ces critiques formulées à l’égard du travail des historiens ont participé à la création de son ouvrage Histoire véritable (également appelé parfois Histoires vraies). Ce récit de voyage imaginaire, dont nous parlons depuis le début de cet article, est composé de deux livres écrits en grec qui, à y regarder de plus prêt, apparaissent comme une parodie des intellectuels de son temps. Et il n’y va pas de main morte ! Ainsi dit-il à la page 10 (édition Gallimard) : “(…), parce que chaque détail de cette histoire fait allusion, non sans parodie, à l’un ou à l’autre des anciens poètes, historiens, philosophes qui ont composé des livres remplis de choses qui tiennent du prodige et de la légende. J’en aurais bien donné les noms explicitement, si l’on ne devait les reconnaître soi-même sans ambiguïté en lisant : par exemple, Ctésias, de Cnide, fils de Ctésiochos, qui a beaucoup écrit sur l’Inde et ce que l’on y trouve, alors qu’il ne l’a jamais vue et n’en a jamais entendu parler par quelqu’un qui lui ai dit la vérité“. Et ce n’est que le début ! L’auteur continue ses dénonciations sous trait d’humour et d’ironie à la page suivante, accusant directement les philosophes de leurrer leurs lecteurs : “En lisant tous ces auteurs, je ne pus beaucoup les blâmer, car je voyais que c’était la pratique devenue déjà habituelle même chez des hommes qui font profession de philosophie ; mais ce qui m’étonna de leur part c’est qu’ils aient pensé que personne ne s’apercevrait qu’ils écrivaient des mensonges“.
Je terminerai par une dernière citation, par LA phrase qui, à mon sens, reflète tout l’objet de son récit :
(…) je décidai de mentir, mais avec plus d’honnêteté que les autres, car il est un point sur lequel je dirai la vérité, c’est que je raconte des mensonges.
Vous êtes donc avertis, tous les faits relatés dans son soit-disant récit de voyage ne sont que pure fantaisie.
Série de deux planches illustrant cet ouvrage, réalisée par Beardsley Aubrey en 1894 et se trouvant aujourd’hui au Victoria and Albert Museum (Londres),©RMN
Pour être honnête, on est loin d’être face à du Hugo ou du Dumas, mais la lecture n’en demeure pas moins intéressante : non seulement nous découvrons l’étendue de l’imagination d’un homme du second siècle, nous faisant voyager de la mer, aux Champs Elysées en passant par la lune, mais nous observons aussi derrière ces lignes une critique explicite et comique des intellectuels de son temps. De surcroît, celui que l’on surnomme parfois le “Voltaire de l’Antiquité” inspira les ouvrages de grands écrivains et philosophes, à l’instar de Cyrano de Bergerac (Histoire comique des États et Empires de la Lune) et de Voltaire (Micromégas). N’oublions pas que nous le retrouvons également aux côtés d’Erasme et de Rabelais dans les Dialogues philosophiques, ouvrage dans lequel Voltaire met en scène ces trois personnages.
P.S: Le visuel d’en tête est extrait du film de science-fiction français Voyage dans la lune, réalisé par Georges Méliès en 1902.