Interview – Abderrahim Bouzelmate et Boraïda El Kharrim : un voyage en Andalousie en compagnie de la Sultane Chajara Dorr

*** Contribution extérieure***

Gestionnaires de la page Facebook « Al-Andalus-Les Rendez-vous de Cordoue » sur laquelle ils partagent leurs merveilleuses découvertes andalouses, Abderrahim Bouzelmate et Boraïda El Kharrim ont accepté de nous partager leur amour pour l’histoire du sud de l’Espagne. Par ailleurs, la sortie du livre Sultane Sublime, l’extraordinaire destin de Chajara Dorr, dont Abderrahim Bouzelmate est l’auteur, est l’occasion pour nous de nous intéresser à cette femme qui a marqué l’histoire musulmane et andalouse, grâce à son charme et son intelligence. Un destin hors du commun comme on les aime !

– Pour commencer, pourriez-vous vous présenter à la communauté d’Un souffle d’histoires s’il-vous-plaît ?

Abderrahim Bouzelmate : Passionné par l’histoire de l’Andalousie depuis une quinzaine d’années, j’ai aujourd’hui 38 ans et j’habite Marseille où j’enseigne les lettres dans le secondaire. Je suis également président d’une association culturelle, Les Rendez-Vous de Cordoue, dont l’objectif supérieur est de proposer de nouvelles clés pour le vivre-ensemble aujourd’hui et mettre en avant le patrimoine philosophique et littéraire de l’Andalousie musulmane.

Boraïda El Kharrim : Natif de Bordeaux, amoureux de la langue française, épris de littérature et de poésie, j’ai 33 ans et je vis actuellement à Toulouse où j’occupe la fonction de Responsable Production dans le secteur de la logistique. En parallèle, je poursuis des études de master 2 « Les Andalus » au sein de l’Université Bordeaux Montaigne, consacrées à un ensemble de thématiques liées à Al-Andalus en général, à l’Occident musulman d’hier et d’aujourd’hui. Ma rencontre heureuse avec l’Andalousie, vieille de quelques années, eut l’effet d’une fulgurance. J’ai fait la connaissance d’Abderrahim lors d’un voyage organisé par son association en avril 2017 et depuis, j’ai rejoint l’aventure des Rendez-vous de Cordoue en participant aux divers événements culturels (séjours, conférences). Nous alimentons également la page Facebook de l’association et œuvrons modestement au quotidien pour faire connaître cette histoire lumineuse au plus grand nombre.

– D’où vous vient cet amour pour l’Andalousie ?
Boraïda El Kharrim : Sensible à l’art, aux belles-lettres, à la nature, ma passion enflammée pour l’Andalousie sonnait alors comme une évidence. Comme le disait le poète palestinien Mahmoud Darwich, l’Andalousie est la « réalisation du rêve de la poésie ». Cette histoire fascinante, à plus d’un titre, représente une source d’inspiration car elle comporte le récit des hommes dans toute leur entièreté, avec son versant lumineux et ses heures les plus sombres. Face au désenchantement du monde, j’ai la faiblesse de croire qu’un pan de la solution réside dans l’inclination pour la beauté, les valeurs esthétiques, la philosophie, la littérature, la poésie, la créativité au sens large. Porté par une foi en quête d’intelligence, l’homme s’ouvre à l’horizon qui l’entoure et s’élève vers les cimes de la splendeur ; et c’est ce que j’ai retrouvé dans le modèle andalou, en particulier dans l’esprit de Cordoue du Xème siècle. Une civilisation impériale à l’architecture palatiale : Cordoue, Grenade, Séville regorgent de trésors cachés qui défient l’éternité. Et ce passé nous questionne profondément sur notre rapport au monde et à l’altérité. On ne devient soi que par la grâce de l’autre.
Fort de ces lectures nourricières, de ces voyages oniriques, de ces rencontres enrichissantes, j’ai co-écrit un recueil de poèmes qui, fidèle à la tradition des poètes arabo-andalous, retrace la mémoire des villes d’Al-Andalus. Ce dernier s’intitule Collier aux perles bien rangées (éditions Harmattan, 2019).
Nous mettons du cœur à l’ouvrage pour produire du contenu utile autour de cette thématique par le biais de réflexions, d’essais et de romans qui, je l’espère, susciteront un élan créateur, un souffle de vie afin de transcender les différences par-delà l’espace et le temps.

Abderrahim Bouzelmate : L’Andalousie musulmane fut l’une des périodes les plus fastes de l’histoire humaine. Dès que j’ai découvert cette histoire vers le début des années 2000, j’ai immédiatement accroché, puis ma rencontre avec Grenade fut un coup de foudre. Amoureux du beau et sensible à toutes formes de finesses artistiques, il était naturel que Grenade, Cordoue et Séville pénètrent profondément dans mon cœur. Depuis une quinzaine d’années maintenant je me rends plusieurs fois par an en Andalousie, seul ou accompagné, pour découvrir de nouvelles traces de la civilisation arabo-andalouse. J’ai consacré un livre succinct, à cette histoire, qui s’intitule Al-Andalus, Histoire essentielle de l’Espagne musulmane (éditions Alburaq, 2017).

Andalouse (1)
Cathédrale de Séville
Andalouse (2)
L’Alhambra de Grenade

– Si vous deviez nous conseiller un lieu emblématique de l’Andalousie, lequel choisiriez-vous ?
Boraïda El Kharrim : Mon premier voyage à Grenade m’a laissé des empreintes indélébiles avec la visite de l’Alhambra en point d’orgue. Il faut des mois et des mois pour que l’âme absorbe tant de beauté. La ville de Tolède a aussi un cachet singulier, on croirait que le temps s’y est figé au détour de ces venelles étroites. Par ailleurs, je conseillerais d’aller visiter le legs d’Al-Andalus de l’autre côté de la Méditerranée, notamment la ville de Tétouan au nord du Maroc, surnommée la colombe blanche, qui a été refondée par les émigrés grenadins à l’aube de la chute de l’émirat nasride en 1492. Tout un symbole, Al-Andalus ravive la mémoire plurielle entre les « deux rives » comme un appel à renouer avec l’humanité. Toute l’humanité.

Abderrahim Bouzelmate : L’Alhambra de Grenade ou la Grande Mosquée de Cordoue demeurent les lieux incontournables de l’Andalousie. Cependant, les villages blancs des Alpujarras sont d’une beauté indicible. Je ne saurais choisir entre tous ces amours.

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Détail de la Grande Mosquée de Cordoue

– Passons maintenant au roman, « Sultane Sublime ». Abderrahim Bouzelmate, vous qui en êtes l’auteur, pouvez-vous nous présenter votre personnage principal, la sultane Chajara Dorr, s’il vous plaît ?

Mes recherches m’ont conduit à situer sa naissance entre 1215 et 1220 (dans mon roman, j’ai opté pour l’année 1217. C’est à mon sens l’une des femmes les plus intrigantes parmi celles qui ont accédé aux hautes fonctions d’un état. Chajara Dorr, qui veut dire « Arbre de perles » en arabe, et un nom qui lui a été donné par son époux et prince d’Égypte Al-Salîh Ayyûb. On ne connaît en réalité pas grand-chose sur les origines de cette femme, pas même son vrai nom.
Captive au départ et vendue sur un marché aux esclaves, sa beauté physique la destinait au harem califal de Bagdad. Mais réussissant à séduire un prince d’Égypte alors qu’elle n’était âgée que de 18 ans environ, elle deviendra son unique épouse et déploiera une intelligence hors du commun pour le seconder dans ses activités militaires. Tour à tour, elle l’imposera au trône d’Égypte, l’aidera à chasser les Croisées de Jérusalem, à annexer la Palestine, le Liban, la Syrie et la Jordanie et à refaire l’unité sur le modèle de Saladin. La qualité principale de cette femme fut d’avoir un courage qui défit l’imagination, jusque même dans sa façon de faire face à la mort. Ne reculant devant rien, usant de tous les stratagèmes pour imposer son autorité, son mot d’ordre pourrait être « vaincre à tout prix ». Aimée du peuple et respectée par les hommes du pouvoir, elle ne sort d’une bataille que victorieuse. Lorsqu’au milieu du XIIIe siècle, le roi de France Louis IX (futur Saint-Louis), champion de la chrétienté et soutenu par le pape et l’Occident chrétien, déclare la guerre à l’Égypte lors de la Septième croisade, l’Orient musulman est immédiatement en danger. Le sultan Al-Salîh Ayyûb fait face, mais il décède au tout début de la guerre ; c’est Chajara Dorr qui prend alors la direction de l’armée d’Egypte et des opérations militaires. Seule femme sur un champ de bataille qui compte des dizaines de milliers d’hommes, ses stratégies de guerre seront fatales aux généraux des armées chrétiennes. Louis IX, ses frères et ses généraux, vaincus, se rendront à elle.
Proclamée ensuite « Reine des musulmans », elle deviendra l’unique femme dans l’histoire de l’Islam aux fonctions suprêmes de l’Etat et à gouverner en son nom propre. Mais, subissant très vite les foudres du pouvoir califal de Bagdad, les hommes de pouvoir lutteront bec et ongles pour lui arracher ce qu’elle a conquis de ses propres mains. Sa fin tragique est digne d’une pièce de Racine.

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– Pourquoi avoir décidé d’écrire un roman au sujet de cette femme si peu connue ?
J’ai voulu lui rendre justice. Quand j’ai découvert cette femme en lisant l’histoire de Jérusalem, j’ai immédiatement remarqué une incohérence ; les hauts faits de son histoire tranchaient avec le nombre limité de lignes que les historiens misogynes daignaient lui accorder. On la décrivait comme une femme avide de pouvoir et de luxe, criminelle et cynique. Il fallait avoir du courage pour faire son éloge à l’époque, et je pense que quasiment personne ne l’a eu. Quand je me suis plongé au plus profond de son histoire, elle m’a paru comme étant une femme d’une grande culture, profondément féminine et sensible. C’est cette autre histoire d’elle que raconte mon roman.

– D’après vous, comment est-elle parvenue à gouverner tout un monde dominé par le patriarcat ?
C’est d’abord une femme qui a une intelligence très vive et qui surprend par son audace ; sa beauté physique fait le reste. Elle ne recule devant rien et conduit ses idées jusqu’au bout. Les hommes qui se sont dressés sur son chemin ont subi un sort funeste. Elle était devenue une femme trop puissante pour les hommes de son temps, et entre l’âge de 18 et de 40 ans (âge de son décès), elle a changé la face du Moyen-Orient pour les trois cents ans à venir, en aidant notamment à faire émerger l’État Mamelouk. C’est en partie grâce à elle que les esclaves (« mamelouks » veut dire « esclaves » en arabe) sont arrivés au pouvoir. Mais ce qui demeure le plus frappant chez Chajara Dorr c’est qu’elle a construit seule toute cette immense gloire. Habituellement, toutes les femmes qui ont joué un grand rôle dans l’histoire sont des femmes d’une lignée noble et qui ont été propulsées par quelqu’un. Chajara Dorr n’a, à la base, aucun soutien familial ou amical. Elle ne possède rien et ne se possède pas elle-même puisqu’elle est captive. Toute son ascension est le fruit de son esprit et de son intelligence d’une clarté foudroyante. Je tends à croire que son cas est unique.

– Existe-t-il un rapport entre votre passion pour l’Andalousie et votre intérêt pour la sultane ?
Oui, le XIIIe siècle est un moment funeste pour l’Andalousie musulmane et le monde musulman plus largement (chute de Cordoue en 1236, de Séville en 1248, de Bagdad en 1258). C’est un siècle de déclin pour le monde musulman à la fois sur le plan militaire, culturel et philosophique. C’est dans cette ère qu’intervient Chajara Dorr. D’ailleurs, mon roman s’efforce de mettre en évidence tout ce contexte historique et fait largement place à l’Andalousie au sort de laquelle s’intéresse la Sultane sublime.

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Place d’Espagne de Séville

Un grand merci à Boraïda El Kharrim et Abderrahim Bouzelmate qui ont eu la gentillesse de nous faire découvrir poétiquement aussi bien l’Andalousie que la magnifique Sultane Chajara Dorr !

Marie-Belle. Parseghian

3 commentaires sur « Interview – Abderrahim Bouzelmate et Boraïda El Kharrim : un voyage en Andalousie en compagnie de la Sultane Chajara Dorr »

  1. Il est dommage que vous accueilliez sur votre site des gens qui tiennent ce genre de discours. Comment pouvez-vous faire l’apologie d’envahisseurs ? Les musulmans ont envahi l’Espagne et les autochtones ont été réduits au statut inférieur de dhimmis alors qu’ils étaient chez eux. Il ne s’agit en aucun cas d’une époque dorée pour les Espagnols. Vous ne devriez pas servir de caisse de résonance au communautarisme historique alors qu’il s’agit tout simplement d’une invasion militaire, de pillages, de vexations et de privations de libertés (surtout sous les Almoravides et les Almohades, deux dynasties intégristes intolérantes qui ne laissaient comme choix que la mort, la conversion ou l’exil : Maïmonide en est l’exemple le plus frappant). Dans de prochains articles vous inviterez donc des gens qui feront l’apologie de l’occupation allemande ou japonaise dans les années 1940 ?

    1. En suivant votre logique, on s’interdirait de parler des Etats-Unis, ainsi que de tout ce qu’ils ont pu apporter à l’humanité en termes scientifiques et artistiques, au titre qu’ils ont été bâtis là où des millions d’indiens ont été massacrés et des millions de noirs asservis en esclavage, et cela il y a à peine… 300 ans, quand l’époque andalouse s’est éteinte il y a plus de cinq siècles.

      Puissiez-vous apprécier l’intelligence de votre raisonnement.

      En tout cas, merci pour l’interview, elle m’a donné envie de retourner en Andalousie !

      1. Bonjour Fulvio, nous ne faisons pas de politique sur ce site. Il s’agit simplement de l’appréciation d’un site historique, ni plus ni moins. Belle journée ;).

        Avec plaisir Césautica, on est ravi que l’interview vous ait plu !

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