L’affaire du Zong et le combat des abolitionnistes anglais

« Faites en sorte que les malheureux martyrs du Zong ne soient pas morts en vain »

William wILBERFORCE

Pour ceux qui n’auraient pas vu le film « Belle » réalisé par Amma Asante, je vais vous conter l’histoire de la célèbre Affaire du Zong. Tout commença le 29 novembre 1781 alors qu’un navire britannique ainsi nommé partit voguer sur l’océan en direction de la Jamaïque. En plus de l’équipage, elle transportait une cargaison de 440 esclaves, soit 2,8 fois plus que la charge normale d’un négrier de cette taille. Il est utile de rappeler que le Zong était un navire négrier de  Liverpool, dont le commandant s’appelait Luke Collingwood, qui participait au commerce triangulaire pour le compte du syndicat du commerce d’esclaves Gregson : la Gregson slave-trading syndicate.

Basé sur la traite des Noirs, le commerce triangulaire fut des plus fructueux pour les puissances coloniales européennes. Voltaire affirma en effet que « les Antilles sont des points sur la carte, mais enfin ces pays, qu’on peut à peine apercevoir sur une mappemonde ont produit à la France une circulation annuelle de 60 millions de marchandise ». Comme la France, l’économie anglaise fut, pour une grande part, basée sur la traite négrière, notamment à travers son port de Liverpool qui fut l’un des plus actifs du commerce mondial.

C’est donc dans ce contexte de commerce triangulaire florissant en Grande-Bretagne que nous retrouvons le Zong qui, comme la coutume l’exigeait, avait prit une assurance sur la vie des esclaves à bord du navire. Il était tout à fait ordinaire, à l’époque, de faire appel à une assurance, les esclaves étant considérés comme de simples « marchandises ».

Une fois en route, bercé par les vagues et le soleil, le navire se trouva à court d’eau et n’aurait trouvé mieux comme solution que de se débarrasser des esclaves en les jetant par-dessus bord. Voyez-vous, c’était pour éviter aux autres de mourir de soif. Prenons tout de même le temps d’évoquer le nombre de morts: ce chiffre s’élèverait, selon les sources, à 132. Oui, 132 esclaves auraient perdu la vie ce jour là en rejoignant le fond de l’océan. 132 esclaves qui étaient, par ailleurs, rongés par la maladie, allant de la fièvre à la variole. Cette dernière information est bien loin d’être anodine: en effet, si les esclaves avaient succombé à leur maladie à bord du navire, le syndicat n’aurait pu recevoir l’argent de l’assurance et aurait peut-être perdu le reste de l’équipage, morts par contagion. En revanche, jetés à la mer pour des raisons de survie  leur était rentable et leur aurait permis de toucher l’argent versé par l’assurance; une perte correspondrait environ à 35 livres sterling, c’est-à-dire le prix de vente d’un esclave en Jamaïque.

William Blake, Un nègre pendu vivant par les côtes à une potence, illustration pour le Narrative, of a Five Years’ Expedition, against the Revolted Negroes of Surinam (1796)

Quelques jours seulement après avoir accosté sur cette île, le capitaine Luke Collingwood décéda, laissant son second, James Kelsal, prendre la relève. Plus tard, ce nouveau capitaine fera de nouveau cap vers l’Angleterre où il jettera l’ancre en mars 1782. Afin d’obtenir l’argent qui leur est dû conformément à la loi, le Zong formula une demande de remboursement que les assureurs refusèrent de payer. En effet, bien que le feu commandant Luke Collingwood ait justifié leur acte par un manque d’eau dans son journal, les assureurs étaient loin d’être convaincus. Il était pour eux hors de question de payer pour une marchandise jetée à l’eau délibérément. Ainsi, un procès est ouvert en mars 1783 à l’issu duquel le capitaine fut exonéré et les assureurs sommés de payer. Contrariés par ce jugement, ces derniers décidèrent de faire appel. Que de rebondissements ! Un deuxième procès eut alors lieu, déchainant les passions des armateurs, tentant de défendre leur commerce, et des abolitionnistes, luttant avec zèle contre la traite négrière et, plus largement, contre l’esclavage. Plus qu’un simple procès opposant le Zong et les assureurs, cela représenta une étape décisive dans la société anglaise, alors à cheval entre le commerce triangulaire comme fond économique et le mouvement abolitionniste bercé par les idées révolutionnaires du siècle des Lumières.

D’une part, les armateurs firent leur possible pour sortir le Zong de cette délicate situation et, la fin justifiant les moyens, payèrent gracieusement Raymond Marrès afin que cet homme religieux affirme que la Bible soutient l’esclavage. Ainsi fit-il à travers son pamphlet Recherches sur les Ecritures, dans lequel il entreprit de prouver que, d’après les Saintes Ecritures, Dieu « approuve et même ordonne l’esclavage des Noirs afin de leur procurer le baptême en ce monde et le salut éternel dans l’autre ».

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Karl Anton Hickel, William Wilberforce, vers 1794

D’autre part, l’enthousiaste abolitionniste William Wilberforce, alors parlementaire britannique, décida de créer le Comité permanent pour l’abolition de la traite le 22 mai 1787, avec l’appui de Granville Sharp ainsi que certains Quakers (membre d’une Eglise protestante fondée au XVIIe siècle dénonçant fermement l’esclavage). Wilberforce prenait cette mission très à coeur. Il est d’ailleurs touchant de lire les lignes écrites dans son journal à ce sujet : « Dieu tout puissant a donné un objectif à ma vie : la suppression du commerce des esclaves ». Grâce à la vague d’indignation soulevée par l’affaire du Zong, Wilberforce obtint des résultats considérables, telle que l’adhésion au comité de personnalités influentes. Parmi ces dernières peut notamment être cité l’évêque de Londres, John Welsey. En outre, Thomas Clarkson, étudiant de 25 ans en théologie, gagna un concours organisé par l’université d’Oxford en 1785 sur le thème suivant: « Anne liceat invitos in servitutem dare? » (« Est-il légitime de réduire quelqu’un en esclavage contre sa volonté? ». Après avoir reçu le prix, Clarkson fut plus engagé que jamais. Ce qu’il découvrit durant les recherches pour la rédaction de son essai le laissa sans voix. En tant qu’homme et chrétien, Clarkson fut en effet profondément touché par le malheureux sort que réservaient les esclavagistes à leurs possessions humaines. Ainsi pensa-t-il: « L’idée me vint à l’esprit que, si le contenu de mon essai était véridique, quelqu’un devait tenter de mettre un terme à ces calamités une bonne fois pour toutes ». C’est alors qu’il fut introduit au Comité Anti-Esclavage (Anti-Slavery Society) qui lui était, jusqu’ici, inconnu. Les membres de ce comité, qui fut créé en 1823 et qui vint remplacer le Comité permanent pour l’abolition de la traite, l’aidèrent à traduire son essai en anglais. La traduction fut réalisée par James Philipps et fut publié en 1786 sous le nom d’Essai sur l’Esclavage et le Commerce des Espèces Humaines, Particulièrement celui d’Afrique (An Essay of the Slavery and Commerce of the Human Species, Particularly the Africa).

Thomas Clarkson interpellant les membres de l'Anti-Slavery Society en 1840.jpg
Benjamin Heydon, Représentation des membres de l’Anti-Slavery Society avec Thomas Clarkson en 1840, réalisé en 1841


En 1787, l’industriel britannique, Josiah Wedgwood, réalisa dans son entreprise de porcelaine et de faïence un médaillon en camée dont le dessin reprenait celui représenté sur le sceau de l’Anti-Trade Slavery Sociey. Ce dessin présentait un esclave noir suppliant à genoux. Au-dessous de ce dernier fut écrit « Am I not a man and a brother? » (Ne suis-je pas un homme et un frère? » Ce faisant, Wedgwood montrait son soutien au comité et sa sensibilité à la cause abolitionniste. Ce médaillon devint très populaire et fut reproduit en de nombreux exemplaires portés notamment par des hommes et femmes appartenant à la bonne société britannique.

Zong William Hackwood ou Henry Webber pour le compte de Josiah Wedgwood, vers 1787.jpg

In fine, le Lord juge en chef d’Angleterre et du Pays de Galle, William Murray, affirma à l’issu du procès qu’il incombait aux assureurs de rembourser la perte d’esclaves, conformément à la loi. Il ajouta cependant que cela ne pouvait être applicable à chaque fois puisque cela dépendait en réalité des circonstances. Chaque cas devrait être examiné soigneusement. Ainsi conclut-il que jeter à l’eau des esclaves afin d’obtenir réparation n’est pas un acte légal. Les assureurs sortirent donc vainqueurs du procès. Imaginons le bonheur que ressentirent  les abolitionnistes à l’annonce de ce verdique. Quelle victoire pour eux ! Après s’être engagés corps et âme dans ce combat, ils virent enfin le fruit de leur travail acharné. La justice était encore présente en Angleterre.

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Jean-Baptiste van Loo, William Murray, Lord Mansfield

Bien que ce qui soit reproché au Zong soit davantage leur escroquerie que l’assassinat de ces esclaves, l’affaire portée en justice et son issue stimulèrent le mouvement abolitionniste britannique. Les choses ne s’arrêteraient pas là. Il faut poursuivre le combat, persévérer, jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils souhaitent réellement : l’abolition de l’esclavage. L’année 1807 représenta une étape décisive dans leur combat puisque la traite négrière fut officiellement abolie en Angleterre. Après avoir lancé des pétitions dans toutes les villes du pays et les avoir présentées au parlement, le Slave Trade Act (l’Acte de la Traite Négrière) fut en effet interdit le 23 février et ratifié par le roi un mois plus tard. Chaque capitaine possédant des esclaves dans leur navire sera désormais dans l’obligation de payer une amende de 100 livres pour chaque esclave trouvé à bord. Puis vint le tour de l’abolition de l’esclavage en 1833. A titre de informatif, elle fut abolie en France en 1848.


Sources :
 
Juan José Sanchez Arreseigor, Histoire National geographic n5, Quand Londres dit stop à la traite des esclaves, Août 2013.
 
Pierre Bellemare; Jean-François Nahmia, Derniers voyages: quand la mort est au bout du chemin, 42 aventures qui avaient si bien commencé, Flammarion, 2014.
 
Hugh Brogan, Oxford Dictionary of National Biography, Thomas Clarkson, 2004 :
 
 
 

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